Les Anti-Lumières, par Zeev Sternhell. Recension de Céline Spector.

Recension écrite et publiée par Céline Spector dans la revue Lumières.

Céline Spector est professeure à l’UFR de Philosophie de Sorbonne Université. Céline Spector est membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Elle est spécialiste de la philosophie politique des Lumières et de son héritage contemporain.

Cette recension concerne l’ouvrage de Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières, Paris, Fayard, 2006, 590 p.

https://www.fayard.fr/sciences-humaines/les-anti-lumieres-9782213623955

La revue Lumières : http://www.pub-editions.fr/index.php/revues/lumieres.html

Lumières, n° 9/2007 Échecs et réussites du joséphisme : http://www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100634760&fa=description

Recension de l’ouvrage de Zeev Sternhell par Céline Spector, Lumières, n° 9/2007, pp.166-167.

L’ambition de l’ouvrage de Zeev Sternhell consacré aux Anti-Lumières est d’envergure : il s’agit de retracer la naissance d’une culture politique opposée à la vision du monde, de l’homme et de la société forgée par le XVIIIe siècle. Si Vico forme le premier maillon de l’antirationalisme, les véritables fondateurs du mouvement des Anti-Lumières, selon Z. Sternhell, sont Herder et Burke. Là où les Lumières voulaient libérer l’individu des contraintes de l’histoire, du joug des croyances traditionnelles, les Anti-Lumières déploient le culte de tout ce qui distingue et sépare les hommes – l’histoire, la culture, la langue, la religion – et refusent à la raison le droit de façonner l’existence. Le primat conféré à la communauté se conjugue à l’affirmation de la relativité des valeurs : « Le combat de Herder contre les “Philosophes” est un combat contre le rationalisme, contre une philosophie de l’histoire non chrétienne, contre la propagation d’une civilisation fondée sur l’autonomie de l’individu et des droits de l’homme »[1]A cet égard, la charge contre le supposé Père intellectuel du nationalisme est violente : Herder aurait forgé une alternative antirationaliste, anti-universaliste, anticosmopolite, particulariste « et de ce fait même nationaliste » aux Lumières[2]. A sa façon, Burke joue un rôle non moins important en s’attaquant au rationalisme en tant que tel et en proposant une critique radicale des droits de l’homme. Herder et Burke auraient donc esquissé les contours d’une autre modernité. Or le déterminisme culturel issu de Herder ne prépare-t-il pas le déterminisme ethnique et racial qui s’épanouira par la suite, lorsque Carlyle, Taine, Renan, Mauras ou Spengler décriront la décadence de l’Occident, puis lorsque les libéraux, au moment de la guerre froide, réagiront contre le totalitarisme dont ils vont chercher la source, avec Talmon et Isaiah Berlin, dans les Lumières françaises ? Selon Sternell, l’unité des Anti-Lumières s’opère de façon polémique, par delà toute divergence entre leurs théories : tous les auteurs qui en relèvent soutiennent que le rationalisme conduit au matérialisme ainsi qu’au volontarisme politique – et de là à la Terreur ou au totalitarisme.

Une telle somme consacrée aux Anti-Lumières, couvrant une période de plus de deux siècles, ne manquera pas d’impressionner le lecteur. Cependant, le caractère profondément dogmatique de l’ouvrage déconcerte. Sans entrer dans le détail des analyses d’auteur, on s’en tiendra ici à une seule question : peut-on parler sans autre précaution de l’« universalisme des Lumières franco-kantiennes » ? On conçoit que Sternhell désire contrer la théorie, désormais classique, selon laquelle le rationalisme universaliste des Lumières fut responsable d’une « dialectique de la raison négative », jusqu’à aboutir, par la médiation du technicisme, au nazisme (Adorno, Horkheimer). Mais doit-on pour autant caricaturer ces « Lumières », apôtres de l’autonomie et des droits de l’homme, et leur opposer le relativisme voué à mener au nationalisme ou à la critique de la démocratie, et, de là, à la barbarie ? N’a-t-on pas établi de façon convaincante la disjonction possible entre relativisme et racisme[3] ? Dans son épilogue, Z. Sternhell ne dissimule pas la thèse sous-jacente à son entreprise : « le fascisme représente une forme exacerbée de la tradition anti-Lumières ; le nazisme est une attaque totale contre le genre humain. Ainsi apparaît la signification que peut avoir pour toute une civilisation le refus de valeurs universelles et de l’humanisme, cette pierre angulaire de la pensée des Lumières »[4]. Or le lecteur est en droit de s’interroger : Peut-on proposer une vision unifiée de la culture des Lumières, faisant fi des divergences profondes entre ses auteurs (Montesquieu, Voltaire, Rousseau ou Diderot, pour ne citer que les plus célèbres) ? Le vibrant hommage rendu au rationalisme, source de liberté et de justice, ne relève-t-il pas de l’ordre des bons sentiments[5] plutôt que d’une réflexion rigoureuse sur les médiations en vertu desquelles les Lumières, dans leur diversité constitutive, ont pu produire ou non une théorie de la démocratie ?

Céline Spector


[1] P. 116.

[2] Ibid., p. 131.

[3] Voir par exemple Marc Crépon, Les Géographies de l’esprit, Paris, Payot, 1996.

[4] Sternhell, op. cit., p. 578.

[5] « La justice et le bonheur sont des valeurs et des objectifs valables et légitimes de l’action politique, sans que l’on puisse y voir une subversion de la liberté, car la justice sociale et la liberté ne s’opposent pas conceptuellement. L’homme est capable d’aller de l’avant, à condition qu’il fasse appel à la raison » (ibid., p. 580).

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