Hitler ou Himmler : la thèse polycratique à l’épreuve de la “rafle du panier” (Marseille, janvier 1943)

De gauche à droite : le général Hans-Gustav Fleber à gauche (commandant de la Wehrmacht pour la zone littorale méditerranéenne), le colonel Bernhard Griese au centre (commandant SS pour Marseille), Carl Oberg (commandant SS pour la France), le 24 janvier 1943 devant la gare d’Arenc à Marseille pour superviser la rafle ordonnée par Hitler. C’est de cette gare que partent les convois pour Compiègne et Fréjus.

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Les historiens du nazisme négligent très souvent le rôle de Hitler au sein du système nazi. C’est ce qu’on appelle la thèse polycratique : ce n’était pas tellement Hitler qui gouvernait, mais Himmler, Göring, Ribbentrop, Goebbels et les innombrables fonctionnaires à leur échelon. (1)
Ce mouvement né en Allemagne il y a des décennies s’est ensuite répandu en France. Aujourd’hui, l’historien français le plus en vue Johann Chapoutot s’en revendique. Pourtant, que ce soit dans la mort du Gauleiter Röver, dans le vol de Rudolf Hess, dans le sauvetage des Juifs danois ou on va le voir dans la rafle marseillaise, la patte de Hitler est partout visible et patente. 
Nous allons étudier ici le récit de la rafle marseillaise de janvier 43 par deux historiens largement imprégnés de polycratisme : Alhrich Meyer et Peter Longerich. Le premier qui écrit en 2000 (2) est complètement aveugle au sujet de Hitler. Le second, qui écrit 8 ans plus tard, (3) se montre plus ouvert à une intervention hitlérienne, ne serait-ce qu’indirecte. L’historiographie fait donc des progrès. Mais, il est temps aujourd’hui de remettre Hitler au centre du jeu : il a décidé et organisé le ramdam marseillais de janvier 1943 avec l’aide de sa Wehrmacht et surtout de son fidèle Himmler et en manipulant Vichy.

I. L’interprétation d’Alhrich Meyer (2000)

Ahlrich Meyer (né en 1941) a écrit de nombreux ouvrages sur la France occupée, les Juifs et le nazisme (4). Un de ses livres a été traduit en français sous le titre L’occupation allemande en France (1940-1944). Il est également auteur d’un livre (préfacé par Serge Klarsfeld) de photographies prises par les Allemands pendant l’occupation de Marseille, il consacre un long chapitre (15 pages) à la rafle de janvier 1943 dans la cité phocéenne. Pour lui, Himmler est le grand responsable de la rafle : “les ordres qui déclenchèrent cette série d’événements concertés provenaient directement de Berlin : Himmler le Reichsführer SS avait ordonné un nettoyage de Marseille et une “solution radicale” (p.143), “(Himmler) réclama une “solution radicale et complète (…) un plan de nettoyage de Marseille”” (p.151), “que l’initiative des mesures de répression revint à Himmler n’est guère à mettre en doute” (p.153).

On a là un exemple parfait de polycratie appliqué : Hitler est superbement ignoré. Pourtant qui trône à Berlin si ce n’est Hitler ? Mais, Meyer ne s’arrête pas là. Il rentre dans les détails, et en plus d’ignorer le rôle de Hitler, il ressort aussi la thèse des « vieilles querelles entre l’armée et la SS » pour expliquer la faillite du plan initial de Himmler qui voulait 100.000 déportés et n’en aura que 2000 environ au final : “les rivalités entre la Wehrmacht et la SS influèrent sur les événements et que sur place des tractations purent pondérer le plan de Himmler.” (p.144).

Pourtant, Himmler dans ses télex cite bien un ordre de Hitler. Malgré l’évidence, Meyer préfère mettre cela en doute. Cela remet en cause sa théorie polycratique. Il emploie donc le conditionnel : “Himmler invoquait une garnison SS qu’Hitler aurait ordonné d’ériger” (p.146). Tout en niant la responsabilité de Hitler, il charge la mule (qui n’en a pas besoin) de Himmler en le traitant de menteur.

Pourtant, Meyer (p.150) cite le télex incriminé qui est pourtant clair : “Le Führer a expressément ordonné que Marseille soit garnison SS (…) vous n’êtes pas autorisé à modifier des ordres clairement donnés car le Führer nous a clairement donné sans équivoque la responsabilité de Marseille”. Hitler apparait ensuite en filigrane (p.153) : “le 16 janvier, 2 jours avant la dernière intervention de Himmler, Berlin donnait son accord aux mesures convenues entre les deux parties (Wehrmacht et SS) et les autorités françaises”. Mais qui est ce “Berlin” qui donne l’accord ? Hitler bien entendu… Meyer reconnaissait donc tacitement la part décisive de Hitler dans le processus sans vouloir dire son nom.

La conclusion de Meyer ne peut être que boiteuse et contradictoire. Alors qu’il nous expliquait au début que la Wehrmacht, par ses dissensions avec les SS (et donc Himmler), avait atténué la portée de la rafle, voilà qu’en conclusion il nous dit “l’intervention de Himmler et l’implication de la Wehrmacht en aggravèrent le tour dramatique (de la rafle)” (p.156).

II. la timide avancée de Peter Longerich (2008)

Peter Longerich dans sa biographie d’Himmler (2008 en allemand) est assez semblable dans ses explications. Il consacre un sous-chapitre à l’ “action punitive à Marseille” (p.625-628). Il parle de “la stratégie d’anéantissement d’Himmler” (p.627) et doute que Hitler ait ordonné quoique ce soit à Himmler, ainsi il emploie le conditionnel : “Oberg aurait contourné un autre ordre du Führer : 4 panzers envoyés sur ordre de Hitler pour renforcer l’Orpo en France n’avaient pu être pris en charge parce que l’on ne disposait pas sur place du personnel qualifié” (p.626). Longerich (p.627) cite pourtant un autre ordre de Hitler à Himmler qu’il ne semble pas mettre en doute cette fois-ci : “il voulait transférer 1500 prisonnier français par le train jusqu’à Narvik (…) afin que soit tenue la promesse faite à Hitler à ce sujet”. Pourquoi nier un ordre et pas un autre ? Longerich qui a aussi écrit une biographie de Hitler (2017), ne le met toutefois pas complètement de côté. En effet, explique-t-il (p.628), si Himmler a été si dur envers Marseille, c’était pour se racheter aux yeux d’Hitler de la fuite d’Horia Sima à Rome (le dirigeant roumain s’était enfuit en décembre 42 d’Allemagne malgré sa parole d’honneur).

Si Longerich remet Hitler un peu dans le jeu, il nie pour autant son implication directe malgré les preuves et le témoignage de Himmler. Cela montre chez Longerich un désir sourd de sortir du modèle polcyratique, mais une impuissance malheureuse à y réussir totalement. L’implication directe de Hitler dans les affaires françaises, et en l’occurrence de Marseille, ne fait guère de doute sur un plan logique. Himmler ne peut avoir agi sans ordre de Hitler. Les ordres de Hitler sont évoqués textuellement dans les télex de Himmler lui-même (cités ci-dessus). On ne peut pas les nier, ni les mettre au conditionnel.

III. La visite de Laval au GQG de Hitler

Le Journal de Goebbels met en lumière l’intérêt de Hitler pour la France au mois de janvier 1943. Le 9 janvier, Hitler lui relate son entretien avec Laval qu’il a reçu : “Le Führer lui a encore accordé un délai de grâce ; s’il ne devait pas satisfaire aux conditions que nous avons fixées, nous serions contraints d’agir à notre manière pour rétablir l’ordre en France.” (éd. Tallandier p.16). Hitler menace Laval et les Français d’agir à sa manière s’ils n’agissent pas à leur manière à eux (beaucoup plus douce)…

Voilà qui rejoint parfaitement les ordres donnés à Himmler : il faut faire peur, impressionner pour se faire obéir des Français. Quoi de mieux que de menacer Marseille d’une destruction totale et de déporter 100.000 de ses habitants ? C’est ce que fait Himmler dans son télex du 5 janvier à Oberg. Il va de soi que la manoeuvre est signée Hitler et qu’elle est destinée à travers Oberg à intimider Vichy et à les obliger à rafler Marseille eux-mêmes.

IV. la visite à Marseille des SS Kurte Daluege et Walter Schiama

A la parole, il convient d’ajouter quelques gestes : 2000 SS sont envoyés à Marseille à la mi-décembre. Ajoutés aux soldats de la Wehrmacht, la ville commence à grouiller d’Allemands. Les menaces de Hitler se réaliseraient-elles ? Hitler plus machiavélique que jamais envoie Kurt Daluege et Walter Schiama à Marseille (Longerich, Himmler, p.625). Daluege, le boucher de Prague, Schiama, moins connu, mais tout autant boucher de Minsk… voilà qui est clair : Hitler ne plaisantait pas et a envoyé ses bouchers de l’Est en France… à Marseille ! C’est du moins le message qu’il veut faire comprendre à Bousquet et consorts. Et, Vichy a compris. Vichy prend les devants : il faut absolument éviter la destruction de la ville et la mort de ses habitants, Vichy prendra donc en charge la rafle… qui mènera à 2000 déportations environ dont 782 juifs qui seront déportés à Sobibor. De toute évidence, tous les juifs de Marseille n’ont pas été pris malgré les 100.000 ou 400.000 contrôles (!) d’identité effectués. Le chiffre est symbolique, mais l’important est là : Vichy s’est couché une fois de plus et a obéi.

Voilà qui rassure Hitler au moment même où il perd l’Afrique du Nord, perd à Stalingrad et quand les rumeurs de défection à l’Est se multiplient (l’affaire Horia Sima n’est pas un hasard). Laval, qui rend visite encore une fois à Hitler à la fin janvier, prend alors conscience que son sort est scellé. Goebbels conclut : « si le Reich gagne la guerre, sa politique se révélera justifiée ; si le Reich est vaincu sa tête tombe. Pour une alliance c’est une base saine : nous n’avons pas à craindre que lui et son gouvernement nous faussent compagnie.  » (Journal de Goebbels, éd. Tallandier, p.35).

(1) Cette thèse a permis à des historiens comme David Irving de prétendre que la Shoah n’avait pas été l’oeuvre de Hitler, mais de Himmler. Cet historien a ensuite sombré dans le négationnisme. Dérive sur laquelle on pourra regarder le film Le procès du siècle diffusé sur Arte.

(2) Ahlrich Meyer, Die deutsche Besatzung in Frankreich 1940–1944. Widerstandsbekämpfung und Judenverfolgung. Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 2000. Traduction française aux éditions Privat, L’occupation allemande en France 1940-1944, 2002.

(3) Peter Longerich, Himmler, 2008. Traduction française en 2010, Himmler, aux éditions Héloïse d’Ormesson.

(4) Die deutsche Besatzung in Frankreich 1940–1944. Widerstandsbekämpfung und Judenverfolgung. Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 2000 ; mit Jörg Paulsen: Erinnerungsbuch. Ein Verzeichnis der von der nationalsozialistischen Judenverfolgung betroffenen Einwohner der Stadt Oldenburg 1933–1945.Edition Temmen, Bremen 2001, ISBN 3-86108-794-4. (aktualisierte Online-Fassung 2014: Erinnerungsbuch für die jüdischen NS-Opfer aus Oldenburg) ; Täter im Verhör. Die „Endlösung der Judenfrage“ in Frankreich 1940–1944. Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 2005.

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