Werner Best reste un personnage énigmatique. N°2 du SD, n°3 de la SS, représentant de Hitler en France (cf Delpla, Hitler et Pétain, 2019) puis au Danemark, il n’a purgé que quelques années de prison malgré son implication directe dans de nombreux crimes. Au cours de son séjour à l’ombre, en 1949, il met par écrit ses expériences avec de grands noms comme Hitler, Himmler, Heydrich, Ribbentrop… Le texte a été publié en allemand en 1988 par Siegfried Matlock (Dänemark in Hitlers hand), puis traduit en français en 2015 par Eric Kerjean (Portraits de nazis, éd. Perrin), aujourd’hui le document original est conservé aux archives de l’IFZ de Münich et est accessible en ligne ici.
Il y décrit un Hitler “prophète” qui séduit les masses dans les meetings et les individus dans les face-à-face. Ce pouvoir mystique expliquerait ses succès électoraux avant la prise du pouvoir (1933), ce qui est probable, mais aussi la résorption du taux de chômage (Kerjean p.87), ce qui est plus douteux. Nombreux sont les nazis à avoir expliqué avoir succombé au charme prophétique d’Hitler. Ce magnétisme a inspiré un livre à Ian Kershaw au titre évocateur (Essai sur le charisme en politique) dans lequel il cite les témoignages de Hess, Rosenberg, Frank, Goebbels, Schirach, Göring (p.49). Il aurait pu y ajouter le témoignage de Best ici présent, mais aussi celui de Ernst Hanfstangl (Les années obscures).
Concernant l’époque de la guerre (1939), Best nous explique qu’Hitler n’avait qu’un ennemi : l’URSS. Best rejette ainsi la responsabilité de la guerre sur l’Angleterre et la France. Il confirme l’idée de Hitler prophète présentée précédemment : il avait vu juste en désignant l’URSS comme l’ennemi.
La version originale (IFZ, page 9)
“Die forcierte aufrüstung galt zweifellos von vornherein der nur durch Krieg zu erreichenden vernichtung des Bolschewismus. Als der Moskauer Vertrag von 23.8.1939 abgeschlossen wurde, wurde gleichzeitig intern « beruhigend » erklärt, man solle sich dadurch nicht irre machen lassen ; in längstens zwei Jahren beginne der Krieg gegen Russland (was auch zeitlich genau zutrafl).” je souligne
Ma traduction :
“La politique de réarmement visait sans aucun doute dès le départ la destruction du bolchévisme qui ne pouvait être réalisée que par la guerre.. Lorsque le traité de Moscou du 23 août 1939 fut conclu, il avait été en même temps déclaré «de manière rassurante» en interne qu’on ne devait pas se laisser tromper par lui et que la guerre contre la Russie commencerait dans moins de deux ans (ce qui chronologiquement est aussi exact).”
La traduction d’Eric Kerjean (Perrin, 2015) :
“Dès le départ le réarmement était sans aucun doute destiné à la guerre de destruction du bolchévisme. Quand le traité de Moscou du 23 aout 1939 a été conclu, il s’agissait de rassurer à la fois l’URSS et l’Allemagne. Mais, il ne fallait pas se laisser tromper par cet accord : la guerre contre la Russie commencerait au plus tard dans deux ans (c’est exactement ce qui se passa!).” p.90
Eric Kerjean laisse échapper une subtilité de taille : c’est en interne que l’information circulait. Autrement dit, elle était officielle et il ne fallait pas la remettre en cause. Cet oubli explique sans doute pourquoi Kerjean, qui accorde pourtant de longues notes au fil de sa traduction, n’en fait aucune à ce moment-là.
Intérêt historique de cette note
Or, cette “note interne” est importante historiquement : elle repousse la conception de Barbarossa de juillet 1940 (mention dans le Journal de Halder) à août 1939 et fait le lien avec les projets de Mein Kampf édictés dès 1924 et même déjà formulés en décembre 1922 (Kershaw Charisme p.43). Ce projet étant une alliance avec l’Angleterre et une guerre contre l’URSS.
Le non-dit de la note
Seule échappe à cette note l’attaque foudroyante prévue pour terrasser la France “ennemie éternelle” de l’Allemagne selon Hitler. Ainsi ,Hitler savait garder des secrets tout en en laissant échapper quelques-uns, fût-ce à ses plus proches collaborateurs !
Comment Hitler donne des ordres
Cette note révèle un mécanisme hitlérien, sa manière de gouverner. En matière d’ordres, Hitler n’écrit pas. En effet, il préférait donner des consignes à l’oral plutôt qu’à l’écrit : “ce que tu peux dire, ne l’écris pas” comme il l’expliquait à ses Kreisleiters en novembre 1937 (1). Ce rapport étroit à l’oral explique l’importance qu’il va donner à un personnage en apparence insignifiant comme Martin Bormann. En effet, Hitler appréciait particulièrement le fait que Bormann se débrouille toujours pour faire exécuter les ordres donnés au quotidien (cf Delpla, Martin Bormann, 2020).
Rochus Misch, garde du corps de Hitler de 1940 à 1945, avait aussi remarqué ce goût pour l’oral en matière de gouvernement : “Hitler n’a jamais pris de notes ou rédigé une idée sur un bout de papier. En tout cas, je ne l’ai jamais vu faire chose pareille. Il n’était pas du genre à s’asseoir à une table et à écrire pendant des heures. A la rigueur il préférait lire ou écouter de la musique. Avec lui tout se passait oralement. Entouré d’un proche, d’un responsable politique, de son état-major il n’en finissait pas de discourir. A charge pour les aides de camps de coucher sur une feuille les décisions du “chef”” (J’étais garde du corps de Hitler, 1949-1945, p.97, éd. Livre de poche, 2006).
Misch raconte ce qu’il a vu : ces entretiens quotidiens où étaient donnés oralement les ordres, à charge pour les subordonnés de les appliquer. Misch ne pouvait pas savoir que Hitler conservait tout de même aussi un goût pour l’écrit, mais pas pour donner des ordres, mais pour garder une trace de ses tractations avec les puissances étrangères : des archives secrètes personnelles impliquant les grands de ce monde qui l’avaient aidé au cours de sa longue carrière. Cela, seul Julius Schaub le chef des gardes du corps de Hitler de 1925 à 1945, le sait puisque Hitler lui a demandé avant de se suicider de brûler tous ses papiers précieusement conservés à l’abri des regards dans un coffre à Berlin, Munich et Berchtesgaden (3).
L’impact de ce passage dans l’historiographie
L’historiographie n’a jusqu’à présent pas relevé ce passage ni sa pertinence. L’éditeur allemand du texte de Best en 1988, Siegfried Matlock le restranscrit sans le commenter ni l’annoter.
Eric Kerjean ne relève pas ce passage non plus, ce qui peut s’expliquer par la traduction approximative de ce passage.
L’exception David Irving
David Irving est le seul historien qui cite ce passage de Werner Best. De plus, il ne se contente pas de le citer et le traduire en anglais, mais il le commente, le tout dans une note de bas de page (Hitler’s war p.863 n.209). Et bien qu’il traduise correctement le passage en anglais (2), il se trompe dans sa rapide analyse. Ainsi, Irving parle des “intentions privées d’Hitler concernant l’URSS” (“Hitler private’s intentions towards USSR”)… Mais, d’une part, si l’information a bien un caractère privé par sa divulgation à un cercle restreint de personnes, elle s’adresse à des officiels et professionnels comme pouvaient l’être Werner Best. Il ne s’agit donc pas simplement d’une confidence privée. D’autre part, on ne peut pas parler de simples intentions, mais carrément d’un plan d’agression militaire. S’il revient donc à Irving d’avoir rapporté et souligné cet aparté de Best, il reste à l’historiographie de se l’approprier et d’en tirer les conséquences nécessaires.
Mise à jour du 5 février: Le mémorandum de Hitler à l’armée (9 octobre 1939)
Dans leur récent et monumental livre, Barbarossa 1941 la guerre absolue, J. Lopez et I. Otkhmezuri (p.126) évoquent un document signé Hitler et qui rappelle de loin la tonalité du message de Werner Best. C’est un mémorandum de 58 pages qu’Hitler adresse à sa direction militaire (Brauchitsch ?) le 9 octobre 1939.
Voici le passage : “Aucun traité, aucun arrangement ne peut garantir avec certitude une neutralité durable de la Russie soviétique. Pour l’instant tout parle contre un abandon de cette neutralité. Dans 8 mois, dans un an ou dans plusieurs années, cela peut changer.” (Hitlers Denkschrift und Richtlinien über die Führung des krieges im Westen cf Lopez Otkhmezuri n.2).
Le document a de nombreuses similitudes avec les informations rapportées par Werner Best : évocation d’un conflit avec l’URSS dans un temps proche (8 mois). Mais, il est aussi très différent : Hitler ne parle pas d’attaquer mais de se défendre, de plus il ne parle pas d’un conflit avant deux ans puisqu’il évoque aussi un délai de “plusieurs d’années”… Hitler est donc moins précis, moins franc quand il s’adresse à l’armée, un organe dont il se méfie. Il dit plus direct et ne cache pas son plan d’agression quand il s’adresse à son premier cercle de nazis dont Best faisait partie. Hitler adapte donc son langage en fonction de son auditoire pour ne pas effrayer les conservateurs et rassurer ses plus proches collaborateurs. Ce passage de Werner Best (absent de l’index du livre) mériterait au moins une mention de la part de Lopez et Otkhmeruzi dans leur copieux ouvrage. Espérons que pour une prochaine édition il y trouve sa place.
Notes
(1) Domarus édition allemande n.214 p.1713 : “Am 29. 4. 1937 hatte Hitler in der Ordensburg Vogelsang vor Kreisleitern erklärt: „Eine alte Lebenserfahrung: alles, was man besprechen kann, soll man niemals schreiben. – Ich habe immer Angst, wenn ein Herr zu mir kommt, der sagt: ,Ich habe Beschwerde zu führen, ich habe jetzt diesen Brief bekommen.’ – Was mündlich nie geschehen würde, wenn zwei Männer zusammenkommen, das geschieht nur sehr leicht brieflich! Da gehen sie auf und ab, diktieren ihrer Stenotypistin – dann werden sie energisch! Außerdem macht sich das gut!””
Domarus édition anglaise (traduit par Mary Fran Golbert), n.223 p.3138 : “During a speech before Kreisleiters at the Ordensburg Vogelsang on April 29, 1937, Hitler stated: “Life teaches you: anything you can talk about, you should not write down. I always get anxious when one of these gentlemen comes up to me and says: ‘I have a complaint to make, I have received this letter.’ When two men meet face to face something of the sort would never happen, but how easily is it done in writing! He paces the room, dictates to his stenographer, and then he flares up! It’s great for appearance’ sake, too!” Record of the speech on file at the Bundesarchiv, Koblenz (F 2a/EW 67 207-67 245).”
Ma traduction : “Durant un discours devant les Kreisleiters au Vogelsang d’Ordensbourg le 29 avril 1937 Hitler a déclaré : “La vie vous apprend que tout ce que vous pouvez dire, vous ne devez pas l’écrire. J’ai toujours peur quand un Monsieur vient à moi et dit : “J’ai une faveur à vous demander, je viens de recevoir cette lettre”. Ce qui ne se passerait jamais oralement si deux hommes se rencontraient, n’arrive que très facilement par lettre ! Il fait les 100 pas dans la pièce, dicte à son dactylo, et ensuite il est tout revigoré ! En plus, ça fait du bien !” Discours archivé dans les Bundesarchiv de Coblence (F 2a/EW 67 207-67 245).”
(2) ‘After the Moscow pact was signed on Aug 2 3, word was passed round “internally” that we were not to be deceived by it — in two years at most the war against Russia would begin’ (IfZ, ZS 207)
(3) Témoignage de Schaub (conservé à l’IFZ de Munich) que j’ai déjà évoqué ici et analysé par François Delpla ici aussi.
Bibliographie
François Delpla, Hitler et Pétain, 2019.
François Delpla, Martin Bormann, 2020.
Max Domarus, Hitler, Reden und Proklamationen, 1933-1945, Wurzburg, 1988. Edité la première fois en 1962.
Max Domarus, Hitler, Speeches and Proclamations, 1933-1945, Wurzburg, 1990.
David Irving, Hitler’s war, Londres, 1977.
Ian Kershaw, Hitler essai sur le charisme en politique, Gallimard, Paris, 1995.
Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa 1941 la guerre absolue, éditions Passés Composés, 2019.
Rochus Misch, J’étais garde du corps d’Hitler, 1940-1945, Le livre de poche, 2006.
Le texte de Werner Best :
Werner Best, Hitler, IFZ, https://www.ifz-muenchen.de/archiv/zs/zs-0207_2.pdf, Munich, 1949.
Eric Kerjean (trad. fr.), Portraits de nazis, éditions Perrin, Paris, 2015.
Siegfried Matlock (édition allemande), Dänemark in Hitlers hands, Copenhagen, 1988.
Un très bel article !
Je le prolongerai d’une remarque : si Hitler précise, à l’usage de la direction SS (car ce qu’il dit là à Best, il n’a pas de raison de le cacher à Himmler ni à Heydrich – et “intern” désigne sans doute un cercle plus large englobant par exemple Goebbels, pour éviter que la propagande devienne trop philosoviétique ! -tout en l’étant un peu quand même), que le pacte germano-soviétique n’aura qu’un temps et n’enlève rien à son intention de dépecer l’URSS, il ne faut pas croire qu’il envisage alors l’opération Barbarossa telle qu’elle va se dérouler en 1941. C’est la résistance inattendue de Churchill au moment de la chute de la France (chute envisagée, elle, très probablement, au moment du pacte, avec le même calendrier ou à peu près) qui l’oblige à tout miser sur une attaque unique, à réussir avant l’hiver. Si l’Angleterre avait signé en même temps que la France ou peu après, Hitler aurait sans doute revitalisé son image d’homme de paix, qui avait dû à son grand regret donner une leçon à la France, et stabilisé la situation quelques années, tout en faisant mûrir doucement une crise avec Moscou.
Bien entendu ce n’est là qu’un scénario logique et il pouvait préparer d’autres surprises. Ce qui importe avant tout, c’est de ne pas croire que, sans Churchill et sa réussite dans le maintien de l’état de guerre, Hitler aurait lancé Barbarossa au même moment et de la même façon.
Prolongements et uchronies intéressants.