Pour les 80 ans du surgissement churchillien…

Churchill et Chamberlain.

.. je republie ma recension du film Darkest Hour de Joe Wright (janvier 2018) et indique le lien du débat auquel il avait donné lieu sur le site Les crises.

Darkest hour. Ce singulier multiplié et ce superlatif édulcoré par le titre français du film, « Les heures sombres », émanent des mémoires de Churchill. D’après ce livre largement diffusé il y aurait eu, au printemps de 1940, une seule heure noire pour l’Angleterre et le monde lorsque Hitler eut écrasé, à la mi-mai, les défenses françaises dans la région de Sedan. Elle serait survenue vers le 26 mai. Ce jour-là, un rapport rédigé par les chefs d’état-major est soumis au cabinet de guerre de cinq membres, dont Churchill a pris la tête deux semaines plus tôt :

This report, which of course was written at the darkest moment before the Dunkirk Deliverance ( ) I must admit that it was grave and grim. But the War Cabinet and the few other Ministers who saw it were all of one mind. There was no discussion. Heart and soul we were together. (1)
(Penguin Books 1985, t. 2, p. 79)

Ce rapport qui, à partir d’attendus peu encourageants, concluait de manière volontariste que l’aventure d’une continuation de la guerre sans la France pouvait être tentée, était donc censé n’avoir entamé en rien la résolution unanime des ministres. C’est Louis Aragon, plus tard, qui intitula Le mentir-vrai un recueil de nouvelles où la vérité, mal voilée, est perceptible à qui s’en donne la peine. Ici, c’est le rapprochement entre la noirceur avouée de l’heure et la farouche résolution prêtée à tout un chacun qui a de quoi intriguer.

Le film de Wright déchire ce voile à belles dents. Il met en exergue un duel qui, dès la veille de la nomination de Churchill, soit le 9 mai, l’opposait au ministre des Affaires étrangères Edward Halifax, et qui se poursuit jusqu’au 28, jour où une séance de la Chambre des Communes consacre la victoire du premier ministre.

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Une affiche un peu… genrée !

Dès le 9 mai donc, soit à la veille non seulement de l’accession de Churchill au 10 Downing street mais de la grande offensive allemande sur le front de l’Ouest, on voit Halifax déplorer l’état de guerre et souhaiter qu’on en sorte par la négociation. Puis Churchill prononce son fameux discours inaugural, sans recueillir le moindre applaudissement. Et les nouvelles du front minent rapidement sa position. Halifax prend la tête de la fronde mais Chamberlain n’est pas en reste : tous deux conspirent pour renverser le gouvernement (dont ils sont respectivement le deuxième et le troisième personnage !) par une motion de censure. Churchill est obligé d’accepter que Halifax sonde Mussolini le 25 mai par son ambassadeur à Londres, Giuseppe Bastianini, sur l’éventualité qu’il joue les médiateurs. Puis, la situation se dégradant encore, le cabinet décide, le 28 mai, de rédiger une demande officielle de médiation au gouvernement italien. Churchill lui-même est alors en proie au doute : il se demande s’il ne faut pas arrêter les frais.


C’est alors qu’il prend le métro, pour la première fois. Reconnu et salué, il demande aux voyageurs « comment ils tiennent le coup » et ne recueille que des encouragements à continuer la lutte. Requinqué, il harangue avec succès les ministres non membres du cabinet de guerre, puis les Communes. Au terme de ce dernier discours, Chamberlain lève son veto et son mouchoir, signe convenu pour déclencher les applaudissements des députés conservateurs et Halifax conclut, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, que Churchill a « mobilisé la langue anglaise ».

Cette œuvre est une brèche énorme dans un mur épais. Churchill lui-même avait passé sous silence les divergences du cabinet, pendant la guerre comme il sied quand on veut mobiliser un pays, et ensuite pour sauvegarder 1) le prestige que son opiniâtreté solitaire de 1940, qui avait conduit à la victoire, valait au Royaume-Uni et 2) l’unité du parti conservateur, dont il entendait rester et dont il resta le chef, auréolé et intouchable du fait de cette victoire.

Les débats du cabinet, mis en forme dans des « minutes », sont accessibles aux chercheurs depuis 1971. Lesdits chercheurs ne se sont pas pressés d’exploiter lesdites minutes. Pendant deux décennies, même, ils se sont contorsionnés pour y retrouver à toute force une confirmation des mémoires de Churchill ! En 1990 enfin, John Lukacs les a lues sans œillères pour les besoins de son livre intitulé The Duel / The Eighty-Day Struggle Between Churchill and Hitler. Non content de mettre au jour la fronde de Halifax, il a tiré cette conclusion quasiment inédite et néanmoins incontestable : Hitler avait alors manqué d’un cheveu une victoire totale. Indifférent à la criaillerie qui dénonçait le retour à une « histoire faite par les grands hommes » au détriment de la beauté des descriptions structurelles, le grand historien américain d’origine hongroise a récidivé en 1999 dans Five Days in London / May 1940, un livre concentré sur la période du 24 au 28 mai. Ces deux ouvrages ont été abondamment traduits et sans doute largement lus, mais n’ont guère infléchi les analyses antérieures. Témoin, en particulier, les œuvres d’Ian Kershaw : dans son Hitler, en 2001, il passe rapidement sur cette crise sans lui attacher une importance particulière et dans Fateful Choices, en 2007, où il consacre à la décision anglaise de continuer la guerre un chapitre entier, il aseptise l’affaire en la réduisant à un débat de bonne compagnie où Churchill convainc Halifax grâce à la supériorité de ses arguments.

Soulevée, une chape de plomb peut très bien retomber et le devoir de tout amateur d’histoire est de faire en sorte que, désormais, la terrible solitude de Churchill au moment de la débâcle française soit reconnue sans circonlocutions. Pour y aider, il n’est sans doute pas inutile de signaler les erreurs historiques du film.

La plus importante porte sur Halifax. Autant il est vrai qu’après la percée de Sedan il met tout en œuvre pour arrêter la guerre (notamment en présentant à Churchill, au terme des débats du 27 mai, une démission qui, si elle était rendue publique, sonnerait le glas du gouvernement), autant il est faux qu’il ait parlé de négociation dès le 9. Il importe de bien cerner la logique de son comportement. Comme au temps de l’appeasement, il cherche un terrain d’entente avec l’Allemagne pour ne pas trop écorner les finances de son pays et sa capacité de faire face à des nécessités militaires qui sont loin de ne concerner que l’Europe. L’agression de Hitler contre la Pologne méritait bien une déclaration de guerre et, s’il entend limiter le coût du conflit, il n’est pas « pour la paix à tout prix ». Pendant toute la drôle de guerre, on ne le voit pas proposer au cabinet l’ouverture d’une négociation, comme il le fait ouvertement du 26 au 28 mai. C’est donc la récente dégradation de la situation militaire qui le meut. Jusque là il tolérait Churchill, à présent il le perçoit comme un panier percé, qui va dilapider en pure perte le patrimoine du Royaume.

Il importe aussi de comprendre pourquoi il refuse le poste de premier ministre, qui lui tend les bras le 9 mai. Il n’est pas vrai que les travaillistes aient refusé d’entrer dans un gouvernement dirigé par lui (le film ne le précise pas assez nettement), et la seule raison qu’il donne, « mon heure n’est pas encore venue », est obscure. On voit bien par ailleurs que Chamberlain continue à diriger le parti conservateur mais ceci n’est pas mis en rapport avec cela. En fait il y a une faille entre Chamberlain et Halifax, par où se glisse Churchill, et pour devenir premier ministre, et pour surmonter la crise déclenchée par la débâcle militaire sur le continent. L’ancien PM a insisté pour garder la présidence du parti conservateur, contrairement à toutes les traditions qui la réservent au PM en exercice. Halifax, étant lord, ne pourrait parler aux Communes et devrait recourir à un porte-parole… désigné par le président du parti, donc par Chamberlain. Il ne veut pas être un PM honoraire. C’est pourquoi il accepte Churchill comme une solution de transition en se disant que, si elle échoue, la question de la présidence du parti se reposera.

Halifax n’est donc ni un crypto-nazi, ni un lâche, mais seulement un homme à la fois ébloui et épouvanté par les victoires allemandes, et à court d’imagination pour les limiter, sinon par la diplomatie. De ce point de vue, il importe de se demander ce qu’il sait ou pressent des conditions de paix hitlériennes. Dans le film il calcule que c’est « l’intérêt de Hitler » qu’elles ne soient pas trop dures. Dans la réalité, on sait aujourd’hui que dès le 6 mai Berlin a donné une idée précise de ses futures conditions en cas de victoire, par l’intermédiaire de Dahlerus. Il siérait de ne plus perdre de vue ce dossier, mis au jour par John Costello en 1991 (après une esquisse imparfaite de Benoist-Méchin en 1956) et détaillé dans Churchill et les Français, ch. 12, en ligne : https://www.delpla.org/article.php3?id_article=377 .


Quant à Churchill, c’est très bien de le faire descendre d’un piédestal de héros inoxydable en le montrant en proie au doute… mais pas de cette façon-là. Pas en le faisant s’épancher devant n’importe qui et même dicter à une imaginaire secrétaire un message de capitulation, juste avant de se faire rafistoler le moral par le peuple dans un wagon de métro. Il avoue ses états d’âme fluctuants à un Colville, à un Eden… des semaines ou des mois après. Non seulement la scène du métro, comme le message capitulard, sont inventés, mais ces inventions brouillent fâcheusement les idées. Nous sommes en temps de guerre, et d’une guerre menée tambour battant par un maître de la surprise. L’information est rationnée et si le peuple réagit, c’est surtout en ouvrant de grands yeux ébahis, certainement pas en analysant la situation et en suggérant des solutions.

Eden, justement : il y a sur lui à redire. On le voit souvent aux côtés de Churchill et approuvant ses choix. Là, le film me semble trop conformiste. Il a été compromis dans l’appeasement, il est ambigu lors de cette crise (dont curieusement il ne dit presque rien dans ses mémoires) et ne sera jamais très proche de Churchill même si, lorsqu’il récupère les Affaires étrangères en décembre aux dépens de Halifax, il apparaît vite comme son dauphin… et lui succédera effectivement, en 1955 ; il est un peu à Churchill ce que Pompidou sera à de Gaulle, celui qui prolonge l’épopée en l’embourgeoisant.

Une dimension manque complètement dans le film : la dimension répressive. Churchill ne peut pas, pour des raisons d’équilibre politique, mettre Halifax en prison sous une accusation de défaitisme, mais il fait un exemple en incarcérant Mosley, chef du parti fasciste britannique, et plusieurs centaines de ses partisans, à partir du 23 mai, en vertu d’une loi adoptée le 22 sous l’égide de Chamberlain et d’Attlee. Voilà qui nous éloigne d’Ian Kershaw et de ses discussions entre gentlemen au sein du cabinet !

Le traitement de la conversation Halifax-Bastianini du 25 mai vers 17h mérite autant le compliment que le blâme. C’est très bien d’en parler, alors que cet événement capital reste ignoré du grand nombre. Mais le Secretary for Foreign Affairs est ici plus épargné qu’épinglé. Le film le montre obtenant l’autorisation du cabinet pour cette ouverture vers un allié de l’ennemi, alors qu’en fait il outrepasse considérablement un mandat qui, à la réunion de cabinet du matin, autorisait seulement la poursuite d’une conversation entre diplomates de second rang, sur des sujets subalternes et non sur la perspective d’une conférence de la paix ! D’autre part, Halifax, dans la vraie vie, ment le lendemain en prétendant que Bastianini a parlé le premier d’une conférence, alors que c’est lui : à l’écran, il échappe à ce reproche. (L’affaire est exposée au chapitre 12 de Churchill et les Français -lien ci-dessus- et le procès-verbal est en annexe https://www.delpla.org/article.php3?id_article=553 )

La fiction a tous les droits, et le commerce a son mot à dire. Quelques bons mots de Churchill, étalés sur cinq ou six décennies, sont ici regroupés pour pimenter le spectacle, parfois de manière bien fâcheuse. Ainsi la fameuse apostrophe « je suis aux toilettes et ne peux m’occuper que d’une merde à la fois », dont la victime était, avant 1914, un jeune député venu s’excuser au lendemain d’une altercation, est ici adressée à Lord Privy Seal : heureusement, le public ne saisit pas spontanément que le titre de Lord du Sceau Privé est alors porté par Clement Attlee, le leader travailliste dont le soutien est indispensable… et nullement acquis d’avance ! Dans un film, d’autre part, il est bon d’avoir des rôles féminins et ici il y en a deux, aussi peu ancrés l’un que l’autre dans la réalité historique : la secrétaire Elizabeth Layton, recrutée en 1941 et moins proche du PM que la plupart de ses assistants masculins, et Clementine Churchill, qui voyait surtout son mari le week-end aux Chequers. La célèbre lettre où l’épouse conseille au PM d’être plus patient et moins cassant avec ses collègues est casée après sa première colère contre une Miss Layton décomposée, et passe pour une aide amicale voire pour un joyau de l’amour conjugal… alors qu’elle date du 27 juin 1940 et ne fait qu’ajouter aux difficultés du Vieux Lion pour convaincre ses collègues de continuer la guerre, déjà immenses en mai et redoublées en juin après l’armistice franco-allemand.

Car la plus grande erreur que pourraient commettre des spectateurs qui se fieraient trop à ce film serait de croire que l’ovation reçue le 28 mai (non point aux Communes mais lors de la réunion des ministres) avait clos le débat. Tout ce que Churchill obtient ce jour-là de ses collègues du cabinet de guerre, c’est que la discussion sur la médiation italienne soit suspendue jusqu’à ce qu’on connaisse le nombre des soldats évacués par Dunkerque. Et ce que Churchill obtient le 4 juin en magnifiant cette évacuation, bien aidé par Mussolini dont la volonté d’entrer en guerre s’est entre-temps affermie, c’est que la question soit oubliée. Elle n’a donc pas été tranchée, jamais, et il est logique qu’elle se pose à nouveau quand la France abandonne la lutte. Le véritable tournant se produira le 3 juillet ou plutôt le 4, quand l’affrontement sanglant de Mers el-Kébir avec la marine française, survenu le 3, fait l’objet d’un discours churchillien qui retourne des Communes initialement perplexes, le premier qui soit ovationné par les députés : voilà qui donne enfin un peu d’air à la politique de lutte à outrance.

En résumé, ce film a l’immense mérite de mettre le doigt sur un fait aussi essentiel que méconnu, la solitude de Churchill au sein des élites britanniques, dans son option antinazie résolue, entre le 10 et le 28 mai 1940, qui a pour corollaire (insuffisamment souligné) le fait que Hitler a failli remporter alors une victoire décisive. Il a le défaut de ne pas montrer suffisamment la redoutable habileté du coup porté par l’Allemagne et la solidité de sa position, qui allait lui permettre encore de côtoyer la victoire pendant plusieurs semaines.

Retrouver le débat initial.

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(1) La traduction française (Plon, 1947, t. 3, p. 93) est convenable : « Ce rapport qui fut, cela va sans dire, écrit à l’heure la plus noire, avant le sauvetage de Dunkerque ( ) était grave et sombre. Mais le cabinet de guerre et les quelques autres ministres qui en eurent connaissance étaient tous du même avis. Il n’y eut pas de discussion. De coeur et d’âme nous étions à l’unisson. »

François Delpla
A propos de François Delpla 34 Articles
normalien (Ulm), agrégé, docteur HDR historien du nazisme et de sa guerre depuis 1990 biographe de Hitler persuadé que le nazisme a été très peu compris pendant un siècle et que son histoire scientifique débute à peine

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