« La fonction d’obscurcissement de la sexualité ainsi comprise reste majeure, et l’on voit par exemple l’historien Johann Chapoutot, après tant d’autres, expliquer que Heidegger ne pouvait être nazi, puisqu’il avait une liaison avec Hannah Arendt. »[1]
(F. Rastier)
Penser ? Penser de façon abstraite ? Rette sich wer kann! Sauve qui peut […] [A]bstrait, et même penser est un mot devant lequel chacun, plus ou moins, prend la fuite comme devant un pestiféré. »[2]
(G.W.F. Hegel)
JOHANN CHAPOUTOT L’ALCHIMISTE
OU
LES PIÈGES DE LA MAUVAISE ABSTRACTION
Les bonnes nouvelles sont parfois si bonnes qu’elles parviennent à atteindre, même les paresseux qui ne prennent que trop rarement la peine de lire les pages culturelles des gazettes. Et puis… Récemment, saluant la sortie de Comprendre le nazisme, Mathias Énard écrivait dans Le Monde : « Avec son humour parfois cinglant, sa ténacité froide, sa clairvoyance modeste, Chapoutot explore les confins de la violence extrême avec une clarté passionnée. »[3] Un titre ambigu, une critique un tantinet flatteuse, mais…
Plus objectif, saluant la sortie de La Révolution culturelle nazie[4], Georges-Arthur Goldschmidt mit en avant la valeur heuristique du nouveau concept ; naguère, il écrivit : « C’est à la destruction de l’Europe, au génocide peut-être le plus absolu de l’histoire moderne, qu’aboutit cette ‘Révolution culturelle’ qui eut en gros l’adhésion, souvent à la fois enthousiaste et terrorisée du peuple allemand pris par une ferveur intense, fasciné par des discours faits de haine et de promesses. Il faut avoir vécu en 1937 ou 1938 en Allemagne pour sentir à quel point cette ferveur a pu s’emparer de l’enfance et de la jeunesse pour la mener au crime absolu. »[5]
En même temps, circulait sur la toile quelque chose qui sonnait comme une alerte. Les abonnés lecteurs de la page Facebook de Vincent Cespedes ont pu lire un « gros mensonge » selon lequel Johann Chapoutot aurait dit et écrit : « Heidegger n’est pas nazi* [encarté dès 1933, recteur nazi, etc.] car il couche avec une juive… ». Le professeur de philosophie ajoute : « Comment peut-on PROFÉRER UN SI GROS MENSONGE et se faire une réputation d’historien sérieux ? »[6]
Une telle tension ne pouvait qu’éveiller la curiosité et l’inquiétude de qui parcourt les rues de Berlin depuis plus de cinquante ans à la recherche des traces des années vingt et trente… Alors, pourquoi ne pas demander à l’auteur de présenter lui-même son ouvrage ? Nous avons donc attentivement écouté deux de ses conférences de présentation de son nouveau concept de « révolution culturelle nazie » que Johann Chapoutot a faites au Mémorial de la Shoah[7] (2017) puis à la Maison Heinrich Heine de Paris[8] (2019). Ces paroles sont dites par l’auteur ; elles sont publiques, diffusées sur un support stable ; elles engagent leur auteur. À ce titre, elles ne s’envolent pas et ont valeur de trace. Il est donc loisible de les analyser comme on le fait d’un texte écrit. Ces conférences se déroulent en deux parties ; une première, deux tiers du temps environ est un exposé du contenu conceptuel de la révolution culturelle nazie soutenues par les interventions d’un modérateur ; la seconde est consacrée à un échange de questions venant de la salle et de réponses du conférencier.
I / QUESTIONS ET RÉPONSES
Il convient de restituer par écrit le texte d’une question posée et celui de la réponse consistante de Johann Chapoutot ainsi que celui de quelques-unes de ses remarques destinées à éclairer le public, préciser le contenu d’une affirmation…
« Question posée de la salle : « Quelle est votre perception sur l’œuvre de Heidegger et sur la personnalité de Himmler et de Heydrich ? »
« Réponse de Johann Chapoutot : « Bof ! Heydrich. Carrière ratée jusqu’en 1929. Exclu de la marine pour des attouchements quasi presbytériens ou épiscopaux sur de jeunes enfants, qui l’ont exclu du service des armes. Pas forcément, enfin, c’était un ‘völkisch’, ethno-raciste, un ethno-nationaliste, mais pas forcément nazi. C’est son épouse qui était nazie, surtout. Et voilà, il rencontre Himmler et devient le chef du service de renseignement de la S.S. Il trouve à s’épanouir là-dedans… épanouir ses talents d’organisateur et ses talents d’homme brutal, très brutal. Il devient un nazi convaincu…
Himmler. Oui. Raciste, ethno-nationaliste convaincu, antisémite fanatique… côté paternaliste autoritaire qui le fait être le père de ses hommes, le père aimant et châtiant de ses hommes, avec cette espèce de fantasme de domination paternelle. Que vous dire de plus ? Ces gens-là…
« Pour ce qu’il en est d’Heidegger… On en reparle toujours d’Heidegger. Régulièrement, on découvre qu’il est nazi.
Bon, alors, moi j’ai peut-être un scoop pour vous. En fait, c’est qu’Heidegger n’est pas nazi. Heidegger est tout ce qu’on veut. C’est un sale type, un sale bonhomme ; c’est un ambitieux, opportuniste, misogyne, machiste, méprisant, un carriériste insupportable, vraiment un sale type.
Par ailleurs, c’est un immense penseur. Bon voilà.
Alors, il est antisémite ; oui, mais enfin, bon, comme tout petit catholique de Souabe qu’il a été, il a appris que les Juifs ont tué le Christ, en gros, qu’ils ont le nez crochu, qu’ils aiment l’argent et qu’ils spolient le peuple allemand.
Mais ce n’est pas un nazi, Ça n’en fait pas un nazi, parce qu’un nazi qui a une relation amoureuse avec une juive, ça n’existe pas. En fait, ça n’existe pas. Y’en n’a pas. Voilà ! Or, le grand amour de sa vie, c’est Hannah Arendt, quand même. Voilà !
Et puis d’ailleurs, Heidegger, qui croit pouvoir faire carrière avec les nazis, s’en dissocie très rapidement. Au printemps 1934, il démissionne de ses fonctions de recteur. Il entre dans une forme, sinon de résistance, du moins de grommellement intérieur. Et en cours et en séminaire, il dit des choses très, très dures, sur les nazis.
[Question inaudible sur l’œuvre de Heidegger]
Bien, son œuvre est immense.
Non, il ne parle pas des juifs et de l’antiquité, mais il parle beaucoup de l’antiquité.
Alors là, je vous renvoie aux quinze pages définitives que j’ai écrites sur le sujet. Dans Le Nazisme et l’antiquité, j’ai un petit chapitre où je reprends sa conception de l’antiquité qui montre qu’elle n’est absolument pas nazie et qu’il est le premier à critiquer l’usage que les nazis font de l’antiquité. »
Au cours de la même conférence, après 1 heure 41minutes 25 secondes, J.C. revient sur ce qu’il en est de l’être nazi. Il dit : « Brasillach, ça, c’est un vrai nazi ! Brasillach qui écrit dans son torchon : ‘Surtout, n’oubliez pas les petits ! Surtout, n’oubliez pas les petits !’[9] Ça, c’est un vrai nazi. Et c’est pour ça que de Gaulle ne l’a pas gracié en février 1945. Quand le monde littéraire entier, jusqu’à des Résistants, jusqu’à des hommes de gauche, et puis Mauriac, etc. ont supplié le Général de Gaulle de gracier Brasillach, de Gaulle a dit non. ‘L’intelligence[10] est une circonstance aggravante.’ Et de fait, Brasillach était un vrai nazi. ‘N’oubliez pas les petits ! N’oubliez pas les petits !’
-Ailleurs encore, il dit : « En 1978, L’Express publie une interview de Louis Darquier de Pellepoix, Commissaire général aux questions juives sous Vichy. Au journaliste qui l’interrogeait, il répondit : « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux. » Conclusion : « Eh bien, figurez-vous qu’il dit vrai dans la logique nazie. Il est d’un nazisme pur et parfait, chimiquement pur. »[11]
-Johann Chapoutot évoque les pamphlets antisémites de Céline. Il dit : « Christian Ingrao l’a dit dans Libération. Les pamphlets antisémites de Céline, c’est du vomi. Effectivement, il est un vrai nazi – un vrai – obsédé par une vision biologique des choses, la race, la décadence, la dislocation. Il pense vraiment en nazi. Voilà. »[12]
-Puis, il revient sur le nazisme des nazis : « Les Allemands, donc, qu’en est-il de leur nazisme ? Est-ce qu’ils ont été nazis ? La réponse que j’avance d’habitude, s’est… décantée et murie par une longue réflexion… Il y a bien des manières d’être nazi. Le nazisme est un tel agrégat d’idées très banales, je vous disais racisme, antisémitisme, capitalisme, colonialisme, nationalisme, eugénisme, darwinisme social, etc., colonialisme…
Si vous êtes très raciste et un peu antisémite, vous pouvez être nazi…
Si vous êtes ultra-nationaliste et très antisémite, vous pouvez être nazi…
Si vous êtes pas du tout antisémite mais ultra-nationaliste et passionné de Darwin, vous pouvez être nazi. Etc. Etc. Etc.
Il y a toujours un moyen de se raccrocher au nazisme. D’autant plus que les nazis vous servent la soupe ; non seulement idéologiquement avec ce vaste spectre d’idées qui vous permettent de vous raccrocher ; mais également matériellement, ça, c’est le livre formidable de Götz Aly qui s’appelle Comment Hitler a acheté les Allemands, – en allemand Hitlers Volksstaat – où il montre que, très concrètement, les Allemands ont été achetés par une politique sociale, une politique fiscale, très avantageuses, gagées sur les spoliations et sur les prédations de guerre à venir, et, d’une manière très concrète aussi par la vente aux enchères au coin de la rue du mobilier et des ustensiles de cuisine de votre voisin qui un petit matin a disparu. C’est ça le nazisme aussi.
Faut voir que la politique des acquis du Front populaire en France ça existe en Allemagne, mais c’est les nazis qui l’ont fait. KDF[13], c’est ça. Les vacances sur des paquebots, les vacances à Rügen, les croisières dans les fjords, les croisières dans les Baléares, les sorties à l’opéra, les week-ends d’excursion dans les montagnes bavaroises, c’est les nazis qui font ça, qui donnent ça à la population allemande.
Et, pour poursuivre, à partir de… on pourrait dire tout cela peut se dégrader avec le temps, au moment où les Allemands se rendent compte que les nazis apportent plus d’ennuis que de bénéfices ; à ce moment-là, en gros, au moment de Stalingrad, la guerre des nazis, la guerre biologique à l’Est, devient la guerre des Allemands, parce qu’alors là, c’est l’Allemagne qui est menacée, ça devient une guerre patriotique. Il s’agit de tenir à tout prix, non pas pour défendre Auschwitz, mais pour défendre l’Allemagne et… en permettant à Auschwitz de continuer. »[14]
Enfin, il revient sur Hannah Arendt : « Et qu’est-ce que cette histoire des juifs allemands singulièrement ? Parce que… Tu parlais de Hannah Arendt. Hannah Arendt dans ses notes sur le procès de 1961 dit bien à quel point elle méprise ces juifs d’Israël qui sont des arabes qui ne parlent ni allemand ni yiddish… // C’est quelqu’un qui est resté jusqu’à la fin de sa vie fidèle, amoureusement même, de Martin Heidegger qui avait eu peut-être une attitude un p’tit peu délicate ou un peu indélicate, à certains moments entre 1933 et 1945. Mais voilà, pour elle, Heidegger est quelqu’un de beaucoup plus estimable quand même, qu’un juif séfarade qui est incapable de parler allemand. Elle insiste avec un racisme épouvantable sur leur teint de peau, sur leur accent, sur leur inculture, sur leur vulgarité. Elle les méprise. // Et Hannah Arendt se sent beaucoup mieux lorsqu’elle retourne en Allemagne que lorsqu’elle va en Israël. »[15]
II / MARTIN HEIDEGGER HANNAH ARENDT ET LE NAZISME
II / 1 HEIDEGGER FUT-IL NAZI ?
À cette question pourtant réglée et documentée depuis longtemps, Johann Chapoutot répond : « Ce n’est pas un nazi, […] parce qu’un nazi qui a une relation amoureuse avec une juive, ça n’existe pas. En fait, ça n’existe pas. Y’en n’a pas. Voilà ! » À cette fin, il convoque plusieurs arguments dont la consistance est très discutable.
a) Scotomisation. Déni de réalité. Certes, un historien peut affirmer ou nier l’existence de tel ou tel fait, mais seulement au terme d’une enquête qui seule permet d’établir la consistance ou l’inconsistance desdits faits. Mais il y renonce, sachant que mêmes les philosophes français les plus féaux ont renoncé à disculper Martin Heidegger du « soupçon de nazisme »[16]. Johann Chapoutot préfère contourner la difficulté. Il (feint ?) d’ignorer l’existence de Naufrage d’un prophète. Heidegger aujourd’hui[17], paru en 2015 ; comme le classique Heidegger et le nazisme[18]de Victor Farias, paru en 1987 ; ou bien encore, L’introduction du nazisme dans la philosophie[19] d’Emmanuel Faye, paru en 2005 ; la publication des Cahiers noirs… Si bien qu’il est légitime de le soupçonner de partialité. La Révolution culturelle nazie[20] étant parue en 2017, Johann Chapoutot ignore, évidemment, Heidegger, Messie antisémite[21], paru en 2018.
b) Amnésie. D’une part, l’historien croit pouvoir dire : « Et puis d’ailleurs, Heidegger, qui croit pouvoir faire carrière avec les nazis, s’en dissocie très rapidement. Au printemps 1934, il démissionne de ses fonctions de recteur. Il entre dans une forme, sinon de résistance, du moins de grommellement intérieur. Et en cours et en séminaire, il dit des choses très, très dures, sur les nazis. » Vraiment ? Par exemple, cette année-là, s’adressant à ses étudiants, il dit : « […] lorsqu’aujourd’hui le Führer parle sans cesse de la rééducation en direction de la vision du monde nationale-socialiste, cela ne signifie pas inculquer n’importe quel slogan mais produire une transformation totale, un projet mondial sur le fondement duquel il éduque le peuple tout entier »[22].
c) Incohérence. D’autre part, Johann Chapoutot soutient lui-même que Heidegger fut membre du NSDAP jusqu’à la fin de la guerre, très engagé, et même très compromis. En effet, il dit : « La ‘dénazification’ n’est pas celle qu’on nous enseigne […], elle a été très courte, très légère, très aimable […] Carl Schmitt est relevé de ses fonctions, Heidegger est interdit d’enseigner… »[23] (31’ 05’’). C’est un fait.
d) Infidélité. Heidegger dit lui-même qu’il est resté nazi toute sa vie ! Dans sa dernière interview testamentaire accordée au Spiegel[24] en septembre 1966, il déclare, par exemple, « D’après notre expérience d’homme comme d’après l’histoire, je sais que tout ce qui s’est fait d’essentiel et de grand a pu uniquement s’accomplir parce que l’homme avait une patrie et était enraciné dans une tradition. » C’est le thème récurrent du nazisme… La patrie (Vaterland), c’est le sol (Boden), là où plongent des racines (Würzel). Ceux qui n’ont pas de sol (Bodenlosigkeit), sont d’abord les juifs. Ceux qui n’ont pas de racines sont (entwurzelt). À ce propos, François Rastier précise : « […] comme Sein (Être) est un mot couvert (Deckname) pour Vaterland (patrie), l’absence de sol et donc de monde suffit aux apatrides pour être exclus de l’Être. C’est la base du négationnisme ontologique : sans rapport avec l’Être car sans patrie, les Juifs sont de simples étants et donc n’existent pas. Ils disparaissent sans véritablement mourir. »[25]
II / 2 HEIDEGGER ET HANNAH ARENDT
L’argument principal de Johann Chapoutot est celui-ci : « Alors, [MH] est antisémite, oui mais enfin bon, comme tout petit catholique de Souabe qu’il a été, il a appris que les Juifs ont tué le Christ, en gros, qu’ils ont le nez crochu, qu’ils aiment l’argent et qu’ils spolient le peuple allemand. […] Mais ce n’est pas un nazi, Ça n’en fait pas un nazi, parce qu’un nazi qui a une relation amoureuse avec une juive, ça n’existe pas. En fait, ça n’existe pas. Y’en n’a pas. Voilà ! Or, le grand amour de sa vie, c’est Hannah Arendt, quand même. Voilà ! »
a) Incohérence factuelle. Johann Chapoutot dresse un portrait peu flatteur du maître : « Heidegger est tout ce qu’on veut. C’est un sale type, un sale bonhomme ; c’est un ambitieux, opportuniste, misogyne, machiste, méprisant, un carriériste insupportable, vraiment un sale type. » Comment peut-on être un sale type misogyne, machiste – donc incapable d’humanité – et avoir rencontré une jeune femme nommée le grand amour de sa vie[26].
b) Incohérence historique. L’affirmation de Johann Chapoutot présuppose qu’il existe un interdit de relation sexuelle de fait et de droit, comme s’il renvoyait aux lois raciales de Nuremberg de 1935. Or, lorsque l’histoire d’amour entre MH et HA commence, Hannah a dix-sept ans. Nous sommes donc en 1923. Le NSDAP est un tout jeune parti qui ne se différencie pas encore de la quantité de petits partis, associations d’extrême-droite… völkisch. Même si on parle déjà de « nazis » -en vérité, surtout à partir du 9 novembre 1923[27], le terme de « nazi » n’a pas encore la charge électrique qu’il aura en 1933, arrivée d’Hitler au pouvoir ; en 1935, lois raciales de Nuremberg ; 1939, etc. Il est donc fort probable, ne serait-ce que pour cette raison, que le couple d’opposés (gegensatzpaare) n’avait alors aucune pertinence.
b) Incohérence logique. En outre, la proposition de Heidegger selon laquelle « une nazie qui a une relation amoureuse avec une juive, ça n’existe pas » ne peut se soutenir qu’en faisant deux fautes logiques portant sur les rapports abstrait / concret. En l’occurrence, la première opération d’abstraction consiste à retirer toute son humanité à un individu en ne lui laissant qu’une seule détermination concrète. Ici, Heidegger est réduit à sa seule détermination de « nazi » et Arendt à sa seule dimension de « juive ». La deuxième opération consiste à considérer que cette détermination empirique est la totalité de cet homme comme de cette femme[28]. C’est cela qu’on nomme une mauvaise abstraction.
c) Une courte vue. Ne peut-on pas envisager de rendre à Martin Heidegger et Hannah Arendt leur humanité ? Ne peut-on pas envisager que cette relation telle qu’elle a été vécue par ses protagonistes est beaucoup moins celle d’un nazi et d’une juive – présentés de l’extérieur de façon abstraite – que celle d’un homme et d’une jeune femme, d’un professeur de philosophie et une de ses étudiantes, – jeune, belle, brillante ? Ne peut-on pas imaginer qu’elle fut fascinée par ce professeur qui savait tant de belles choses ? Ne peut-on pas imaginer qu’il fut séduit par cette jeune fille si passionnée ? Ne peut-on pas raisonnablement conjecturer que Martin Heidegger s’intéressait moins à la judaïté d’Hannah qu’à sa vive intelligence, son charme et ses attraits ? Une telle éventualité est hors du champ de vision de l’historien.
Et peut-être que, si Freud avait été dans les parages, avait laissé traîner négligemment une oreille indiscrète, il aurait remarqué que parfois, voire souventes fois, cette histoire illustrait à merveille son concept de bemächtigungstrieb (pulsion d’emprise).
Or, voilà le piégeur piégé, à son insu ! Johann Chapoutot voit dans le nazi, non pas un homme, mais seulement le militant du NSDAP fanatique ; il ne voit dans une femme juive que la juive… Il retire, à l’un et à l’autre, toute humanité. Alors qu’il rend compte du procès Eichmann, Johann Chapoutot raconte que, pendant son procès, pour se disculper d’une faute qu’il n’a pas pu commettre, le meurtre des enfants juifs, le prévenu explique : « C’est pas des enfants, c’est des juifs. »[29] D’un point de vue formel, il s’agit de la même réduction… No comment.
II / 3 GŒBBELS FUT-IL NAZI ?
Mais il y a plus. Si Heidegger n’est pas nazi parce qu’il est « amoureux d’une juive », alors, on doit conclure que Gœbbels n’est pas nazi parce qu’il fut amoureux d’une femme russe, soit une slave, donc Untermensch[30] ; une deuxième fois parce qu’il fut amoureux, ‘follement amoureux’ – selon les mots de l’amante – d’une jeune femme tchèque (une slave, donc Untermensch elle aussi). En son temps, cette deuxième affaire est devenue une affaire d’État.
Il est vrai que lorsqu’on est homme de pouvoir, on s’exonère aisément de ce qu’on entend imposer aux électeurs… C’est-à-dire : « Le 9 janvier 1928, Gœbbels est à Berlin et fait un exposé dans une salle comble. Le thème est ‘connaissance et propagande’. Il s’adresse ici à des jeunes militants chargés de porter la ‘bonne parole’ du Parti parmi le peuple allemand. Joseph Gœbbels dit : […] Kant a un jour déclaré : « Faites comme si le principe de votre vie pouvait être le principe de votre nation tout entière. […] Je dois agir en toutes choses en plaçant le bien-être de l’État au-dessus de mon bien-être personnel. Mais j’ai aussi la garantie qu’un tel État pourra protéger ma vie personnelle. […] Si je développe cette idée claire et nette en un système de pensée qui inclut toutes les pulsions, souhaits et actions de l’homme, j’ai une vision du monde. Dans cette vision du monde, l’objectif est l’État. »[31] En matière pulsionnelle, celui qu’on nomme le « Bock von Babelsberg »[32], est imbattable.
Frau Tamara von Heede
Le 9 novembre (!) 1926, Hitler nomme Gœbbels, Gauleiter de la capitale, Berlin. Sa vie amoureuse est au moins aussi riche que sa vie de dirigeant politique. Dans sa biographie de Josef Gœbbels, Francis Barthe note : « En décembre 1927, son regard se porte sur une ‘superbe émigrée russe blonde’, Frau Tamara von Heede, avec laquelle il va débuter une liaison dès le début de l’année suivante. Le 10 janvier 1928, Gœbbels écrit : ‘Il faut que j’aie une femme bonne et belle à mes côtés’. Quelques jours plus tard, les doutes l’envahissent : ‘ J’aime Tamara von Heede. M’aime-t-elle de nouveau ? J’ai peur que non. C’est toujours pareil : ce qu’on a, on ne l’aime pas ; et ce qu’on aime, on ne l’a pas. Soyons patients !’ » [33]
Quoi ? Une russe ! Joseph Gœbbels vit avec elle une relation en plein jour, sous les regards des Kameraden du Parti, dans l’atmosphère empoisonnée de la vie sociale qui a envahi l’Allemagne et notamment, Berlin ; si bien qu’il est loisible de conjecturer, ou bien qu’elle ait pu rencontrer Hitler quelque(s) fois en quelque(s) occasion(s), ou bien qu’il a été informé de son existence par un tiers bienveillant…
Fraulein Lida Baarová, dite Liduschka
Les choses ne s’arrangent pas. En 1936, lorsque Joseph Gœbbels, le ministre de la Propagande du Reich, rencontre Lida Baarová, il tombe aussitôt « follement amoureux » de la jeune et déjà célèbre actrice tchèque. Il a dix-sept ans de plus qu’elle, il est marié, a cinq enfants. L’idylle dure deux années (1936-1938). Mais le monde a bien changé. Joseph Gœbbels est l’un des hommes les plus influents de l’Allemagne nazie, très proche de Führer. Johann Chapoutot rappelle que, alors, « tout mélange est impossible […] l’acte sexuel allogène est considéré comme une trahison… »[34] Malgré les interdits officiels, Joseph Gœbbels tombe amoureux d’une jeune femme tchèque. Il va même jusqu’à envisager de divorcer et de s’expatrier au Japon ou quelque part en Extrême-Orient avec sa ‘Liduschka’. Mais il est marié depuis cinq ans avec Magda. Mais ils ont déjà cinq enfants. Mais, pour la propagande nazie, ce couple représente l’idéal du couple aryen…
Et cela devient une affaire d’État. Très liée au Führer, Magda – l’épouse de Gœbbels – lui demande d’intervenir pour en finir avec cet hideux couple germano-tchèque et sauver le modèle du couple aryen… En outre, avec son accent tchèque, la star n’est pas salonfähig (présentable en public). Le Führer agit promptement. Celui-ci craignant qu’un divorce ne ternisse l’image de la famille allemande modèle qu’incarnait le couple Goebbels, demande impérativement à son ministre de rompre toute relation avec l’actrice… d’autant qu’il avait d’autres affaires urgentes et autrement importantes à régler, l’annexion des Sudètes… Lída Baarová devient persona non grata en Allemagne, elle ne put plus y tourner, elle ne put même plus apparaître en public. Désormais, on la surnommera la Nazi-Flittchen (la salope nazie).
Si on affirme « qu’un nazi qui a une relation amoureuse avec une juive, ça n’existe pas ! », on peut, par extension, affirmer qu’un nazi qui a une relation amoureuse avec [une slave], ça n’existe pas. […] Y’en n’a pas. Voilà ! ». Donc. On doit tirer la conclusion que Joseph Gœbbels n’est pas nazi, n’est pas un vrai nazi, n’est pas un pur nazi. On se plait à penser que, si Gœbbels, avait entendu de telles inepties, il aurait bien rigolé…
Adolph Hitler est-il vraiment un vrai nazi ?
Une Tchèque ? Une Russe ? Ne sont-elles pas des Untermenschen ? Ne sont-elles pas membres de « la famille des lapins » ? Le programme racial du Reich ne comporte-t-il pas plusieurs volets dont celui du massacre et de l’asservissement des slaves (Untermenschen) sur le front de l’Est ?
Et pourtant, à l’époque, des bruits coururent (et courent encore) qu’à l’occasion d’une rencontre avec Lida Baarová, celle dont on dira bien plus tard qu’« elle était vraiment la plus belle de toutes », le Führer lui-même lui aurait fait cette déclaration d’amour : « Vous me rappelez une fille que j’ai tant aimé dans mes jeunes années. » »[35]
Si ces bruits s’avéraient réels et si l’on suivait les raisonnements de Johann Chapoutot, on pourrait commencer à soupçonner le Führer, lui aussi, de ne pas vraiment être complètement un vrai et pur nazi…
III / QU’EST-CE QU’UN VRAI NAZI ?
Mais alors, qu’est-ce qu’un vrai nazi ? Interrogé sur la personnalité de Heydrich et de Himmler, Johann Chapoutot répond négligemment pour ne pas offenser le questionneur. Heydrich est devenu un « nazi convaincu » et Himmler… ? Interrogé sur l’œuvre de Martin Heidegger, il répond d’un mot : elle est « immense » et esquisse un portrait du philosophe aussi peu flatteur qu’argumenté.
Johann Chapoutot revient souvent sur ce thème du nazisme et des théoriciens du nazisme : « Ça nous arrange de considérer qu’ils sont fous, barbares, demeurés, ou que sais-je encore. Non, non. Ce sont des gens très intelligents, très travailleurs, très conséquents, parfois très corrompus aussi ; pas toujours très organisés, mais en tout cas, sérieux dans ce qu’ils faisaient. »[36]
L’historien prend toujours soin de préciser la nature des centres d’intérêt des nazis qui « ont une fascination pour l’histoire, pour la science… »[37]. Il aime à rappeler que Hitler disait de lui-même : « Je suis le Robert Koch de la politique. »[38] ; aussi bien que Werner Best, juriste, numéro 3 de la Gestapo, écrivit un article destiné à la formation des policiers, « La police allemande », dans lequel il écrit : « Nous, policiers, nous sommes les médecins du corps allemand. »[39]
On peut lire encore : « Il ne faudrait pas accréditer l’idée que ces gens-là [les nazis] étaient incultes. En l’occurrence, ils étaient extrêmement cultivés. On trouve de grands juristes… Hans Frank[40], par exemple, le Gouverneur général de la Pologne, il est docteur en droit qui connaît très bien la littérature, la musique […]. »[41]
Ici, il convient de préciser. En toute rigueur, on ne peut pas écrire que les nazis sont des gens « très intelligents et extrêmement cultivés ». Mais il est vrai qu’il y avait bien, au sein du NSDAP et dans les sphères de l’appareil d’État, des hommes très intelligents et cultivés comme il y avait des exécutants et des brutes épaisses, des criminels… Il y a bien longtemps que l’historiographie ne tient plus les nazis uniquement pour des demeurés violents. Dans un ouvrage classique paru en 1996, BEST[42], l’historien allemand Ulrich Herbert écrit : « Werner Best ne fait pas partie des représentants connus du régime national-socialiste. Même en Allemagne, on savait – et on sait – peu de choses sur lui. Les informations qu’on peut recueillir sont contrastées […] il passe pour avoir été l’‘éminence grise’ de la gestapo ; en outre, être l’organisateur des ‘Einsatzgruppen’ responsables du meurtre de dizaines de milliers d’hommes en Pologne. […] On le décrit souvent comme une des têtes pensantes du SD, ‘théoricien de l’extermination’. » Certes, ces personnes sont « très intelligentes », mais l’auteur précise que ces hommes sont les dirigeants très intelligents qui ont, de ce fait, dirigé une entreprise criminelle embarquant l’État et la société allemande tout entière dont on avait jusqu’ici, jamais pu imaginer qu’elle puisse exister et agir.
Certes, mais on doit convenir qu’un tel portrait, si unilatéral, si complaisant, si suggestif, laisse de côté des pans entiers de la personnalité de Frank. Pour avoir une idée de la personnalité de Frank, il faut un criminologue objectif, non un flatteur. En 1941, de retour de ses reportages sur le Front de l’Est, envoyé de la Stampa, Malaparte écrit : « Le malaise que je ressentais toujours en sa présence venait précisément de l’extrême complexité de sa nature, singulier mélange d’intelligence cruelle, de finesse et de vulgarité, de cynisme brutal et de sensibilité raffinée. »[43] Cependant, si le nom de Hans Frank reste dans l’histoire, ce sera moins pour les Odes à Maria Brigitte qu’il aurait pu écrire ou pour ses interprétations virtuoses des Nocturnes de Chopin que pour avoir été le Schlächter von Polen (Boucher de la Pologne).
Il convient donc de dresser un portrait plus réaliste du « nazi très intelligent », allemand vivant en Allemagne, aux temps du nazisme triomphant. Métaphysicien, Johann Chapoutot dresse le portrait d’un pur esprit, d’un homme dont toute l’activité – intellectuelle – aurait consisté en le polissage ou l’affûtage de concepts purs de l’entendement ou de catégories de la raison pure ou de modifier le contenu abstrait des catégories de la raison… Les seuls champs de batailles (Kampfplätze ; expression kantienne) sur lesquels ils se retrouveraient seraient les revues spécialisées dans lesquelles les Professor-Doktor des universités allemandes publieraient les résultats de leurs recherches. Tout se passe comme si le « nazi intellectuel » de Johann Chapoutot était l’homme unidimensionnel, sorte de professeur Nimbus contemplant la nuit venue les étoiles au-dessus de lui. Dans sa monumentale biographie du fabuleux fabulateur Albert Speer[44], l’historien Magnus Brechtken[45] montre comment, en réalité, les choses se sont passées ; comment, en réalité, les choses toujours se passent.
Selon Johann Chapoutot, ce modèle de « nazi très intelligent » n’aurait aucune responsabilité, qu’elle soit morale ou politique, dans la mort de millions d’hommes. Mais…
« [L]a carrière de Speer est exemplaire d’une carrière allemande au vingtième siècle qui conduisit jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir, aux leviers de commandes d’une machine de guerre européenne animant des millions d’ouvriers, de soldats, et un arsenal d’armes comme jamais l’humanité n’en avait produit. Speer se consacra à prolonger la guerre des années, sacrifiant un nombre incalculable d’hommes pour atteindre à la victoire du national-socialisme et se voyant même, tout à fait sérieusement, succéder à Hitler dans la phase finale de la guerre. »
Selon Johann Chapoutot, ce « nazi très intelligent » n’aurait aucune responsabilité, qu’elle soit morale ou politique, dans le choix qu’il fit de s’engager pour le nazisme…
Son ambition et son ascension fulgurantes font de Speer une personnalité particulière, mais, en même temps, elle est tout à fait représentative. Si nous prenons en considération le national-socialisme comme un tout et sortons de cette illusion que les nazis furent comme une sorte de ‘corps étranger’ un pouvoir mystérieux qui se serait emparé du pouvoir en janvier 1933 et aurait disparu en mai 1945, alors il devient clair qu’Albert Speer était un de ces innombrables Allemands qui voulurent le national-socialisme et qui organisèrent leur vie et leurs ambitions dans ce sens. Ils voulaient Hitler et, ce faisant parvenir à réaliser leur propre carrière. Speer sortait du lot, mais, en même temps, il était tout à fait exemplaire pour tous ceux qui, même si avec de plus modestes ambitions s’engagèrent pour le national-socialisme, le portèrent et le formèrent. »
Selon Johann Chapoutot, ce « nazi très intelligent » n’aurait aucune responsabilité, qu’elle soit morale ou politique, dans le libre choix qu’il fit de s’engager professionnellement pour le nazisme, c’est-à-dire dans une entreprise d’extermination de millions d’hommes…
Avec son ambition, son engagement, sa volonté d’obtenir une place parmi les élites politiques du national-socialisme, Speer représente un type d’homme comme on en trouvait aussi bien dans l’administration, la justice, les services diplomatiques, en médecine ou dans les hautes écoles de la société. Aussi bien en qualité de fonctionnaire du service public – de l’administration financière jusqu’aux services de santé – comme simple employé ou comme entrepreneur, agriculteur et diplômé de l’université, tous consacrèrent toutes leurs forces et tout leur temps à ce qu’ils entendaient faire par idéalisme. Ils croyaient en Hitler et partageaient avec lui ses convictions politiques. Ils façonnèrent avec lui l’État racial, organisèrent la guerre de conquête et la guerre d’extermination. Ils incarnent le nazisme. Comme Speer. »
Selon Johann Chapoutot, ce « nazi très intelligent » se présente comme individu isolé. Or, Hans Frank, comme Josef Mengele, comme Albert Speer et comme tant d’autres, sont des enfants de la bourgeoisie allemande. À ce titre, ils ne sont que des exemples particuliers qui illustrent les choix politiques de la bourgeoisie allemande…
L’ambition de Speer au sein du NSDAP n’est qu’un indicateur parmi d’autres. Son adhésion précoce au parti doit être prise au sérieux parce qu’elle est la décision d’un homme issu d’un milieu bourgeois que le régime recrutera par centaines de milliers. Dans cette perspective, Speer se tient aux côtés de tous les bourgeois du NSDAP qui ambitionnent d’occuper une position dirigeante pour agir de telle sorte qu’il fonctionne tout en mettant l’État de droit au placard. […]
Albert Speer n’était pas obligé de s’engager pour le national-socialisme ou pour Hitler. Libre, ambitieux, zélé, chaque pas de son engagement pour cette domination se réalisa contre les Juifs allemands et autres minorités, plus tard pour la guerre et la mise en esclavage de millions d’hommes. Comme son père, Speer possédait des maisons qu’il louait, d’autres à titre privé, des bâtiments commerciaux, des villas ou d’autres à bâtir. De ce fait, il n’avait aucune contrainte. Comme fils de riches, il était financièrement indépendant. Cela le distinguait de la plupart des élites du NSDAP que leur convictions politiques liaient à la nécessité de nourrir leur famille. Mais de nombreux fonctionnaires et d’employés n’avaient aucune obligation d’être les défenseurs zélés du nouvel État raciste. Même en tant que membre dirigeant de l’élite de l’administration, il était possible, alors que l’on mettait en pratique le national-socialisme comme son idéologie, de rester en dehors de ses obligations et de s’en tenir aux principes établis anciens et de renvoyer aux droits fondamentaux. […]
Selon Johann Chapoutot, ce « nazi très intelligent » ne saurait revendiquer ses gestes comme étant les siens ; il est l’homme du devoir, celui de l’obéissance et de la soumission… Si bien que, au moment même de son suicide, le Führer aurait emporté avec lui, puisqu’il fut celui qui donnait les ordres, l’entière responsabilité et l’entière culpabilité de tous les malheurs causés par l’Allemagne nazie. En même temps, il exonérait chaque allemand et tous les allemands d’une quelconque responsabilité et culpabilité au nom de ce devoir d’obéissance et de soumission…
De ce point de vue également, Speer fut un typique représentant des élites du national-socialisme : elles n’ont fait qu’accomplir leur devoir. Les généraux faisaient la guerre, les médecins sélectionnaient les ‘vies sans valeur’ (Lebensunwertes Leben), les policiers et les employés de l’administration luttaient contre les comportements déviants, exproprièrent et déportèrent leurs victimes, les juges continuèrent à orienter leurs jugements à l’aune de la ‘sensibilité du peuple sain’, les journalistes faisaient des reportages sur les braves soldats du front partis à la conquête de lointaines régions pour conforter la suprématie du Reich dans le monde […] ; les diplômés de l’université livraient de nouvelles justifications historiques à l’élaboration de nouveaux plans visant au remembrement du sol ethnique (ethnische Flurbereinigung). Aux yeux de ces élites, tout cela était tout à fait normal. Même Speer supporta sans la moindre réticence d’administrer ce régime criminel et d’ignorer l’existence des victimes. »[46]
IV / DE VRAIS NAZIS FRANÇAIS OU DE VRAIS FRANÇAIS ?
IV/ 1 Robert Brasillach
Après 1 heure 48 minutes 28 secondes, J.C. revient sur ce qu’il en est de l’être nazi. Il dit : « Brasillach, ça, c’est un vrai nazi ! Brasillach qui écrit dans son torchon : ‘Surtout, n’oubliez pas les petits ! Surtout, n’oubliez pas les petits !’ Ça, c’est un vrai nazi. Et c’est pour ça que de Gaulle ne l’a pas gracié en février 1945. Quand le monde littéraire entier, jusqu’à des Résistants, jusqu’à des hommes de gauche, et puis Mauriac, etc. ont supplié le Général de Gaulle de gracier Brasillach, de Gaulle a dit non. ‘L’intelligence[47] est une circonstance aggravante.’ Et de fait, Brasillach était un vrai nazi. ‘N’oubliez pas les petits ! N’oubliez pas les petits !’ »[48]
Précisons. Dans l’édition du 25 septembre 1942 de l’hebdomadaire Je suis partout, Robert Brasillach, normalien, alors rédacteur en chef, écrit : « Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder les petits. » Mais ce n’est pas sur injonction de la Kommandantur ou de la Gestapo que Brasillach écrit cela. Ce n’est pas un article de complaisance, mais un article de conviction. Déjà, le 17 février 1939, avant la déclaration de guerre avec l’Angleterre contre l’Allemagne nazie, dans Je suis partout, il demande que la citoyenneté des Juifs français leur soit retirée et qu’un statut spécial leur soit appliqué. En 1935, après avoir lu Mein Kampf, il écrit qu’il s’agit « d’un chef-d’œuvre du crétinisme excité [d’]Hitler… » Il ne fait donc pas allégeance.
Robert Brasillach est un représentant typique de l’extrême-droite française de la première partie du XXème siècle, réactionnaire, antisémite, raciste, colonialiste, nationaliste, vichyste, farouches partisans de la Collaboration avec l’Allemagne nazie, et à l’occasion, criminelle[49], et les occasions ne manquent pas. Donc, cela en fait bien un allié des nazis… Mais, comme dirait Johann Chapoutot : « Ça n’en fait pas un nazi. »
Il ajoute : « Et c’est pour ça [à cause de son article sur les enfants juifs] que de Gaulle ne l’a pas gracié en février 1945. » Étrange conclusion. Rien n’est moins sûr. Il y avait tant d’hommes de Vichy[50] dans l’entourage de de Gaulle alors qu’il était à Londres, surtout après les batailles de Stalingrad et Koursk… bien plus compromis que Brasillach. De Gaulle sacrifia un pion pour sauver la partie… Il préféra sacrifier un intellectuel, personnage inutile, pour sauver les préfets et les hauts fonctionnaires, quasiment tous compromis et tous garants de la ‘continuité de l’État’ selon l’expression sacrée. Un homme comme Couve de Murville[51] est un exemple caricatural. Il fut directeur des Finances extérieures et des Changes (DFEC) du Gouvernement Pétain alors que Yves Bouthillier était Ministre des Finances ; à ce titre, il fut un haut fonctionnaire. À ce poste, ses attributions lui confèreront une importance capitale puisqu’il est chargé de contrôler tous les mouvements financiers franco-allemands et de réduire l’influence juive dans l’économie française. Après avoir été l’inamovible ministre des Affaires étrangères du Président de Gaulle, il deviendra son Premier ministre en 1968…
IV / 2 Robert Brasillach/ Maurice Papon
S’il y avait encore un doute, il suffira de rappeler la carrière de Maurice Papon. Pendant l’Occupation, De Gaulle n’était pas sans savoir ce qui se passait en France, ce qui se passait dans les ministères, les préfectures… « ‘Maurice Papon porte sur ses épaules la responsabilité de 1.600 arrestations, dont 250 enfants’ »[52]
S’adressant à la cantonade, Brasillach a dit : « Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder les petits. » Papon a signé l’ordre administratif de l’arrestation de 1.600 juifs, dont 250 enfants. Il a signé l’ordre d’envoi à Drancy et, de là à Auschwitz. Ces deux actes ne peuvent pas être placés au même niveau. Brasillach reste dans le registre de la parole. Papon est un acteur ; dans les faits, il envoie des hommes, des femmes et des enfants dans les trains qui conduisent à la mort. Juridiquement, ce ne sont pas les mêmes actes. Le premier peut être jugé pour avoir proféré à la cantonade des menaces de mort ; cela relève du TGI. Le second peut être accusé de complicité de meurtre ; cela relève des Assises. Moralement, ils ne portent pas le même fardeau…
Lors de sa plaidoirie, Me Alain Lévy prononça un cinglant réquisitoire : « Vous jugez un bureaucrate à sang froid, un homme de Vichy, c’est-à-dire de la collaboration avec l’Allemagne hitlérienne, de 1942 à 1944, qui avait autorité particulièrement sur les affaires juives. [L]’ordre était allemand, mais la mise en œuvre était française. La mort était donnée à Auschwitz, mais la vie cessait à Mérignac. »[53]
Et pourtant… « C’est un fonctionnaire de Vichy, mais, dès le 23 août 1944, alors que Paris vient d’être libérée, il est nommé préfet des Landes. Il n’est pas le seul à être recyclé. […] On estime commodément que ces fonctionnaires ont assuré la continuité de l’État. Ils sont aussi très utiles pour faire contrepoids à l’influence des communistes au sortir de la Résistance. Pour Papon, c’est la suite de sa carrière qui va être – comment dire – prestigieuse. […] Député du Cher en 1968, il est nommé par Raymond Barre ministre du Budget en 1978 et le restera jusqu’en 1981. […] Il meurt en 2007 et est enterré avec sa Légion d’honneur. »[54]
IV / 3 Louis-Ferdinand Céline
Ailleurs, Johann Chapoutot évoque les pamphlets antisémites de Céline. Il dit : « Christian Ingrao l’a dit dans Libération. Les pamphlets antisémites de Céline, c’est du vomi. Effectivement, il est un vrai nazi – un vrai – obsédé par une vision biologique des choses, la race, la décadence, la dislocation. Il pense vraiment en nazi. Voilà. »[55]
Il pense en antisémite, colonialiste, raciste, nationaliste, eugéniste, réactionnaire… français. Ces courants existent d’une manière très agressive en France ; ils sont structurés en forces politiques influentes depuis des décennies. Sans ce courant de pensée, typiquement français, il n’y aurait pas eu d’affaire Dreyfus !
Il est difficile de soutenir que Louis-Ferdinand Céline ignore les juifs jusqu’en 1937. C’est oublier que Bagatelles pour un massacre est publié en 1937. Récemment, en renonçant à rééditer les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline, Antoine Gallimard déclarait que « le plus célèbre et le plus haineux, Bagatelles pour un massacre », publié en décembre 1937 par les éditions Denoël, est d’une violence extrême, dans les termes comme dans le fond, dénonçant les Juifs comme la source de tous les maux et les fléaux s’abattant sur la population française. »[56]
En 1938, paraît L’école des cadavres. On peut y lire des appels directs au meurtre des juifs : « Luxez le juif au poteau ! Y’a plus une seconde à perdre ! »[57]
Ou encore : « Les Juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés, qui doivent disparaître. Tout ce qu’ils trafiquent, tout ce qu’ils manigancent est maudit. Dans l’élevage humain, ce ne sont, tout bluff à part, que bâtards gangreneux, ravageurs, pourrisseurs. Le Juif n’a jamais été persécuté par les Aryens. Il s’est persécuté lui-même. Il est le damné de sa propre substance, des tiraillements de sa viande d’hybride. D’où cet état de plastronnage perpétuel, de dervicherie compensatrice, cette arrogance, cet extravagant culot, cette jactance, soulante, cette effronterie brailleuse, si dégueulasse, si répugnante. »[58]
IV/ 4 Louis Darquier de Pellepoix
Le 28 octobre 1978, L’Express publie une interview de Louis Darquier de Pellepoix, Commissaire général aux questions juives sous Vichy. Alors, il était une sorte de pionnier en matière de solution finale. Par exemple, au cours d’un meeting en 1937, il déclarait : « Nous devons résoudre de toute urgence le problème juif, soit par l’expulsion soit par le massacre ».
Au journaliste qui l’interrogeait, il répondit : « « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux. »
Johann Chapoutot conclut : « Eh bien, figurez-vous qu’il dit vrai dans la logique nazie. Il est d’un nazisme pur et parfait, chimiquement pur. »[59] Pourtant, en français, il existe un mot pour désigner ce genre de propos : négationnisme. Celui-ci constitue un délit et son traitement relève des tribunaux.
Cette façon arbitraire de désigner des vrais nazis a pour effet principal, non pas de distinguer des vrais et des faux nazis, mais d’exonérer l’État et l’administration française de toute implication et de toute responsabilité dans la singulière conduite des affaires entre juin 1940 et août 1944. Or, Aucune autorité nazie, personne n’a obligé le Gouvernement de Vichy à la création d’une Commission aux affaires juives ; aucune autorité nazie n’a obligé le Gouvernement de Vichy à exclure les fonctionnaires de confession juive de la Fonction publique ; aucune autorité nazie n’a obligé Céline ou Darquier à produire et diffuser d’innombrables textes antisémites ; aucune autorité nazie n’a obligé Maurice Papon, Secrétaire général de la préfecture de Gironde, à signer les ordres d’arrestation et de déportation de 250 enfants juifs…
Dans son ouvrage de référence[60], L’État contre les juifs, Laurent Joly, fait une mise au point définitive. Il écrit : « Vichy veut se débarrasser des juifs apatrides (raison pour laquelle il propose ceux de zone libre que les Allemands ne réclament pas) et satisfaire les desiderata nazis (donc il faut livrer à tout prix 40 000 juifs). […] Vichy avait des marges manœuvre qu’il n’a pas utilisées. Les enfants arrêtés au Vel d’hiv étaient français à titre irrévocable. Il était possible de dire : on ne peut pas déporter des juifs apatrides qui ont des enfants français. On pouvait invoquer la convention de la Haye et la convention d’armistice (qui empêchait la livraison de citoyens non allemands). Si Vichy avait voulu faire une politique du moindre mal, il aurait dû jouer la carte du droit. Mais jamais Vichy ne se réfère au droit. Vichy ne fait valoir que des considérations politiques. « On va vous livrer le nombre de juifs demandé mais vous nous laissez les choisir ». A la fin de l’année 42, l’objectif initial fixé par les SS est plus qu’atteint avec 42 000 juifs déportés sur les 40 000 demandés. »
Tous ces hommes ne sont pas des êtres isolés dans leurs croyances. Ils sont membres de partis politiques français, inscrits dans les rouages de l’administration et de l’État français. Ils sont les fils d’une histoire de France et agissent en conséquence. Ils sont une force politique française qui, jusqu’en 1944, sera l’alliée docile, servile, enthousiaste, des nazis, mais pas nazie.
On ne comprend pas plus les raisons pour lesquelles Céline, Brasillach, Pellepoix… sont qualifiés de « nazis » et encore moins de vrais nazis. Les arguments de l’historien ne sont rien moins qu’anecdotiques. Le nazisme est une affaire allemande, purement allemande ; elle est une affaire de famille. D’ailleurs dans ses meilleurs moments, Johann Chapoutot explique que les racines du nazisme sont les moments cruciaux de l’histoire allemande, comme si le nazisme était un retour du refoulé de l’histoire…
V / HISTOIRES VRAIES
Le Führer maintient son pouvoir et le consolide en jouant les uns contre les autres. Gœbbels tient à jour une chronique de la vie du Reich, inépuisable mine d’or. En la feuilletant, on peut lire quelques amabilités à l’endroit de ses collègues du Gouvernement. Ici, « Göring est une grosse merde. » ; là, un « Von Ribbentrop est un cochon de vendeur de Champagne. » ; là encore, à propos de Himmler, il note : « Cette bête à cornes sournoise doit disparaître. Même Göring est d’accord avec moi sur ce sujet. »[61] À propos…
… Heinrich HIMMLER. On imagine qu’un vrai nazi, qui plus est, à ce niveau d’engagement et de responsabilité, doit accomplir son devoir sans états d’âme… À propos de Himmler, JC dit : « À chaque fois que Himmler assiste à une opération de tuerie, […] par exemple, à Minsk à l’été 41, à chaque fois qu’il voit un cadavre, il tombe dans les pommes. », « ‘La révolution culturelle’ nazie », Mémorial de la Shoah, 29 juin 2017 (1 heure 23’ 12’’).
On imagine qu’un vrai nazi a un sens aigu de la Kameradschaft, sens de la camaraderie qu’on a l’occasion d’éprouver dans les heures difficiles. Sentant la défaite imminente et certaine, au pire moment, sans prévenir son supérieur, Himmler contacte secrètement Anglais et Américains mi-février 45 pour essayer de produire un renversement d’alliances. Apprenant sa trahison, le Führer aura juste le temps de le destituer le Reichsführer-SS de toutes ses fonctions avant son suicide…
Himmler est-il vraiment un vrai nazi ?
… Hermann GÖRING. Deuxième personnage de l’État, Göring tient le ministère de la Luftwaffe et est conseiller du Führer. À sa gauche, Ernst Udet, adjoint de Göring avec rang de ministre et de général. Il est responsable de l’équipement de la Luftwaffe. As de l’aviation pendant la Première Guerre mondiale, ne pouvant supporter les boucheries de la Shoah par balles, il se suicide le 17 novembre 1941 dans son bureau de Berlin.
À sa droite, Erhard Milch, lui aussi as de l’aviation pendant la Première Guerre mondiale, devient secrétaire d’État de l’aviation civile. Des jaloux s’occupent de lui et font courir le bruit qu’il est d’origine juive par son père Anton Milch. L’affaire est rapidement étouffée par Göring qui obtient du Führer un attestation officielle d’aryanisation. On prête cette phrase conclusive à
L’historien américain Brian M. Rigg a montré que de nombreuses autres attestations de cet ordre, signées de la main du Führer, ont été attribuées à des officiers supérieurs d’ascendance juive. Il cite Reinhard Heydrich, le colonel Walter Hollander, l’amiral Bernard Rog… En 1944, selon un rapport secret des services du personnel de l’armée allemande, une liste de soixante-dix-sept généraux et officiers hauts gradés d’origine juive ou mariés avec un tel conjoint, avaient obtenu un certificat d’aryanité signé de la main d’Hitler.
Qu’en est-il donc de ce qu’est un vrai juif [62]?
… Joseph GŒBBELS. À la mi-octobre 1941, Hitler donnait l’ordre de débarrasser la ville de Berlin des juifs. 18 mois plus tard, il ne restait plus que 35.000 des 160.000 juifs déclarés vivant à Berlin. Au début de l’année 1943, la Gestapo et la SS faisaient la chasse aux juifs dans Berlin. Ils réussirent à arrêter 11.000 juifs et juives et à les répartir dans six camps, dont les bâtiments administratifs juifs ceux de la Rosenstraße, petite rue située au cœur de Berlin, à cent mètres de la S-Bahn Börse Platz (aujourd’hui Hackescher Markt) et de l’Alexanderplatz où plus de 2000 juifs, pour la plupart des hommes mariés à des femmes allemandes furent entassés.
Quelques jours plus tôt, Le Reichspropagandaminister[63], en même temps Gauleiter[64] de la ville de Berlin, écrivait dans son journal : « Bientôt, à partir du 28 janvier, quelque 2.000 juifs de Berlin seront déportés. Je me suis fixé l’objectif de libérer Berlin des juifs au plus tard fin mars. Quant aux couples mixtes, les hommes ne seront pas déportés, mais éloignés des usines pour qu’on puisse les contrôler. »
Sept « journées d’enfer ». Les hommes vécurent là dans des conditions sanitaires épouvantables. Les salles étaient si surchargées que de nombreux hommes devaient dormir à même la terre. Les toilettes étaient dans un état indescriptible. Il n’y avait aucune douche. Il n’y avait qu’un WC pour plus de 2.000 personnes ! On devait faire la queue pendant des heures. Les salles étaient si étroites que les hommes devaient se relayer pour pouvoir s’asseoir, se coucher.
Témoin et acteur, Charlotte Israël se souvient qu’on entendait les cris de colère des femmes depuis la Gare de la Bourse (Börse S-Bahnhof). Son mari aussi était interné là, Rosenstraße (Rue des roses).
Partageant une grande inquiétude pour leur époux, les femmes se rassemblèrent devant le bâtiment afin de pouvoir avoir un contact avec eux, leur apporter réconfort et ravitaillement et s’enquérir de leur situation administrative. Le nombre de femmes, d’enfants grossissait chaque jour. Les femmes occupèrent la place jour et nuit en se relayant par un froid glacial. Elles criaient un mot d’amour : « Gebt uns unsere Männer wieder ! » (Rendez-nous nos maris !), bien que les rassemblements fussent alors interdits.
Charlotte Israël témoigne de ce moment de tension. « Ce fut le jour le plus difficile. Puis la situation s’est considérablement tendue. Les SS mirent leurs mitrailleuses en position de tir et menacèrent de tirer. Les femmes ne se laissèrent pas impressionner et restèrent là. Puis, pris d’un doute, les S.S. déposèrent leurs armes. Il y eut un grand silence, on n’entendit plus rien, sinon quelques sanglots. Par ce temps glacial, mes larmes avaient gelé sur mon visage. »
Gœbbels dût reculer. En vérité, Gœbbels capitula et dut avaler un échec majeur. À partir du 6 mars, les internés furent peu à peu libérés. À chaque libération, le nombre de manifestantes sur la place diminuait. Le 11 mars 1943, le Gauleiter écrivait dans son journal : « L’évacuation des juifs de Berlin a conduit à quelques incompréhensions. »
Jusqu’à la fin de la guerre, les couples mixtes furent de plus en plus socialement isolés et sous la constante menace de déportation en cas de décès du partenaire. Les autorités revenaient sans cesse sur la question du divorce contraint. Au début de l’année 1945, le Service de sécurité du Reich envisage d’envoyer les derniers survivants de ces couples à Theresienstadt. Mais cette dernière tentative de déportation échoua faute de moyens de transport à disposition, si bien que 4.000 juifs et juives purent survivre à Berlin jusqu’à la fin de la guerre.
C’est un événement extraordinaire, sans doute le plus grand mouvement collectif de lutte politique antinazie entre 1933 et 1945. Il est remarquable de signaler que cette lutte victorieuse, dans la capitale du Reich dirigée par un des principaux personnages de l’État, heurte de plein fouet le cœur même du dispositif nazi, la préservation de la pureté de la race allemande et la chose sexuelle… Jusqu’à ces dernières années, on avait perdu – voulu perdre ! – la mémoire de cet « héroïque acte de résistance », dit Nathan Stolzfus, « inhabituel rassemblement », dit Saul Friedländer.
Il n’empêche. Chaque jour, jusqu’à la fin de la guerre, Gœbbels dut avaler son chapeau, constater chaque jour qu’il renonçait à appliquer la Loi nazie qu’il devait faire appliquer. Certes, la loi est la loi, mais… Affirmer que « Selon les Lois de 1935, tout mélange est impossible » a une double signification. D’une part, elle affirme positivement que « le mélange est impossible », mais uniquement abstraitement ; d’autre part, elle affirme, mais concrètement, négativement et à son insu qu’elle a toujours tendance à être transgressée et est transgressée. Le concret donne vie à l’abstraction ; sinon, elle reste une pure abstraction, soit une branche morte à partir de laquelle il est impossible de penser.
Johann Chapoutot nie l’existence de cette contradiction, pourtant essentielle. Sinon, comment comprendre que le juridique pur, la loi, est une abstraction vide de sens si elle ne s’articule pas à la réalité des faits, si elle ne s’articule pas à l’existence concrète du judiciaire, du pénal, de la présence des juges, de la justice, de l’avocature, du carcéral…
… Claus Schenk Graf von Stauffenberg. Et qu’en est-il du colonel Graf von Stauffenberg, l’organisateur de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler ? Ce faisant, il passe pour un traître. Il le dit lui-même : « Il est temps que maintenant quelque chose soit fait. Toutefois, celui qui ose faire quelque chose doit être conscient que c’est bien en tant que traître qu’il entrera dans l’Histoire allemande. Cependant, s’il s’abstient d’agir, il serait alors un traître face à sa propre conscience. »
Dans le cadre de la préparation de l’attentat, il produit une sorte de manifeste programmatique dont on pourrait dire qu’il émane d’un nazi pur, plus pur que le pur lui-même : « Nous nous réclamons, intellectuellement et pratiquement, des grandes traditions de notre peuple qui, par la fusion dans l’être allemand des racines hellénique et chrétienne, ont donné naissance à la civilisation occidentale. Nous voulons un ordre nouveau, […] Nous voulons un peuple qui enracine les pouvoirs naturels dans la terre de la patrie, qui trouve son bonheur et sa satisfaction dans l’action des cycles de vie donnés, et surmonte d’une fierté libre les bas instincts d’envie et de jalousie. » On dispute encore de savoir si, en mourant, il a lancé ce dernier cri à la face de ses bourreaux : « Vive l’Allemagne secrète ! », ou bien « Vive l’Allemagne éternelle ! », ou bien « Vive l’Allemagne sainte ! »[65] En vérité, tout se passe comme si, en voulant tuer le Führer, le Graf de Stauffenberg affirmait qu’il est, lui, le nazi de l’avenir, le nazi éternel, le nazi pur, pureté que le Führer a trahie.
Jusqu’ici, l’auditeur reste dans l’expectative. D’une part, si l’on suit les ‘raisonnements’ de Johann Chapoutot, ni Hitler, ni Göring, ni Himmler, ni Gœbbels, ni le Graf de Stauffenberg ne méritent le nom de vrais nazis ! Ne sont-ils que des faux ? Ne sont-ils que les membres égarés d’une entreprise hasardeuse ? Si ces cinq-là ne sont pas vraiment des vrais nazis, que dire des huit millions de membres et militants nazis que compte l’Allemagne ? Il est donc permis de soumettre ces ‘raisonnements’ vertigineux, leurs prémisses extraordinaires comme leurs conclusions paradoxales, à la question.
D’autre part, Johann Chapoutot ne rencontre de « vrais nazis », « chimiquement purs », qu’en France. Faut-il donc conclure, deuxième remarque, – conclusion sidérante – qu’il y aurait plus de vrais nazis en France qu’en Allemagne !
VI / TOUT EST-IL DONC PAREIL ?
Il est plus que probable que ces deux conférences de présentation de La ‘révolution culturelle’ nazie ne trahissent pas le contenu de l’ouvrage. Dans ces deux conférences, passionnantes, savantes, érudites, qui durent plus de 3 heures 30minutes, Johann Chapoutot présente et développe le contenu et la signification de ce concept de ‘révolution culturelle nazie’ Cet ouvrage fait partie d’un ensemble de recherches publiées qui renouvelle et approfondit substantiellement la connaissance du nazisme. Cela est incontestable. Le chercheur veut mettre en évidence la spécificité du nazisme. Il a dépouillé des bibliothèques entières pour refaire l’histoire de la genèse du nazisme. Mais…
L’auditeur reste perplexe. Après plus de 3 heures 30 de discours, le conférencier, comme le public, n’as pas prononcé une seule fois le terme de N.S.D.A.P., c’est-à-dire ce moment où, « s’emparant des masses, les idées deviennent des forces matérielles ».[66] Le NSDAP est pourtant le noyau dur du dispositif de diffusion des mots d’ordre, le lieu de formation des militants, le plus souvent accompli par des instituteurs… Un parti est d’abord une trésorerie nécessaire pour payer les professionnels de la politique, louer des bureaux équipés de téléphones, de photocopieuses… louer des salles pour organiser des meetings… avoir des tonnes de papier pour tirer des tracts, faire des affiches. Etc. Ces objets sensibles n’ont rien de « banal ». La diffusion des idées n’est pas un processus idéel, mais un processus matériel. C’est le prix à payer pour qu’un Gœbbels surprenne ce moment miraculeux sur le vif : « J’ai rencontré des personnes qui avaient assisté à une réunion hitlérienne pour la première fois et, à la fin, elles ont déclaré : ‘Cet homme a mis en mots tout ce que je cherchais depuis des années. Pour la première fois, quelqu’un a donné forme à ce que je veux.’ »[67]
Par exemple encore, Olivier Guez revient sur la « peur nazie fondamentale […] cette espèce de paranoïa » qui taraude la société allemande, qui « suinte » de nombreux textes nazis. Johann Chapoutot confirme. Faisant un inventaire des causes de cette « grande peur », indique entre autres que les nazis « actent les mutations de l’époque : la naissance de l’individu, la naissance de la société. »
On ne peut que contester une telle invention terminologique ! Il semble que l’historien confond naissance de l’individualisme et naissance de l’individualité. En Europe, le consensus s’est fait sur le « cogito, ergo sum » cartésien comme moment fondateur de la subjectivité. Dans son ouvrage, Philosophie de la Renaissance[68], Ernst Bloch montre la naissance de cette individualité, à l’opéra ou le chœur se retire pour laisser la place au primo uomo, à la prima dona à la diva ; au théâtre où les personnages sont investis d’un caractère, d’une histoire singulière qu’ils déroulent sur scène ; en peinture où les portraits prennent les places des saints, séraphins, chérubins et autres christ, vierge ; dans les salles de concert où le violon, nouvel instrument, imite la voix humaine en solo…
L’historien revient sur le nazisme des Allemands. « Les Allemands, donc, qu’en est-il de leur nazisme ? Est-ce qu’ils ont été nazis ? La réponse que j’avance d’habitude, s’est… décantée et murie par une longue réflexion… Il y a bien des manières d’être nazi. Le nazisme est un tel agrégat d’idées très banales, je vous disais racisme, antisémitisme, capitalisme, colonialisme, nationalisme, eugénisme, darwinisme social, etc., colonialisme… »
« Le nazisme est un tel agrégat… » Le Larousse donne la définition suivante du substantif agrégat ? « Ensemble d’éléments constituant un tout, mais n’ayant pas de forme définie, d’organisation, d’unité véritable ou de finalité. »[69] Mais quoi ! Le nazisme en tant qu’agrégat n’a-t-il pas de finalité(s) ? Le chercheur veut mettre en évidence la spécificité du nazisme. Tantôt, le nazisme est présenté comme un « agrégat », tantôt il est présenté, a contrario, comme un système » : « Le nazisme est un système de croyances. »[70] C’est un nazisme sans Hitler, un nazisme sans parti nazi…
Le nazisme n’a « pas de forme définie, pas d’organisation », mais « Le nazisme est en grande partie un corpus de réponses cohérent et recevable pour les contemporains aux questions qui sont posées par la modernité. »[71]
Le nazisme forme « un corpus de réponses cohérent », mais « Le nazisme est angoissé et anxiogène. »[72]
« Le nazisme est angoissé et anxiogène. »[73] mais selon « la formule cristalline de Christian Ingrao », le même nazisme est un système de désangoissement’. »[74]
« Le nazisme est un tel agrégat d’idées banales… » Une telle proposition est absolument inacceptable. Le nazisme n’est-il qu’un agrégat d’idées ? Pourtant, même aujourd’hui encore, lorsqu’on voyage en Allemagne, quelle que soit la direction prise, on trouve des traces matérielles du nazisme…
Weimar. Capitale des lettres et de la culture allemande. La plupart des grands hommes qui ont forgé la culture allemande, à coups de vers, à coup de notes, de coups d’archet et de piano forte, à coups de cœur et d’amour, sont passés par là ; en première ligne, Gœthe et Schiller, Bach et Telemann, Cranach, Buxtehude, Franz Liszt, Richard Wagner, Friedrich Nietzsche et Herder, Richard Strauss, Vassili Kandinsky, Paul Klee, Lyonel Feininger, Walter Gropius et tant d’autres, tel Jorge Semprun…
Mais que faisait ce dernier dans cette galère ? Lorsqu’on se trouve en haut de la ville, on peut contempler la vallée. Tout en bas, on aperçoit une grande cheminée. Buchenwald. Un des premiers K.Z. construit en 1937 pour rééduquer communistes et autres sociaux-démocrates allemands. Aujourd’hui, lorsqu’on passe devant la Hochschule für Musik Franz Liszt situé près du Markt Platz, on peut souvent s’arrêter pour écouter quelque jeune futur virtuose… C’est toujours une grande joie et c’est toujours comme un grand déchirement. Construire des camps ? En voilà une « idée banale » !
À une demi-heure de route de là, il y a une autre très jolie ville, Erfurt. C’est de là que partaient les camions et les wagons de la société Topf und Söhne livrer leurs marchandises en voisins à Buchenwald ; mais aussi à Auschwitz, Treblinka, Majdanek, Chelmno, Sobibor, Belzec, Dachau, Sachsenhausen… L’entreprise familiale avait quasiment tout le marché des fours crématoires du Reich. Fabriquer des fours crématoires ? En voilà une « idée banale » !
Johann Chapoutot dit : « Faut voir que la politique des acquis du Front populaire en France ça existe en Allemagne, mais c’est les nazis qui l’ont fait. KDF[75], c’est ça. Les vacances sur des paquebots, les vacances à Rügen, les croisières dans les fjords, les croisières dans les Baléares, les sorties à l’opéra, les week-ends d’excursion dans les montagnes bavaroises, c’est les nazis qui font ça, qui donnent ça à la population allemande. »
Un esprit superficiel et paresseux peut bien voir des similitudes entre les deux soi-disant « Fronts populaires ». Pourtant, tout les sépare.
L’emploi du terme – ‘donnent’aux allemands’- est particulièrement maladroit, surtout en ce sens qu’il empêche de comprendre de quoi il s’agit. Dans ce cas, il ne s’agit pas de don, mais de deal ; dans l’autre cas, celui des ouvriers français, ceux-ci arrachent les 40 heures aux patrons, arrachent les deux semaines de congé payés aux patrons, arrachent des augmentations de salaire… « Le roi ne lâche que quand le peuple arrache. »[76] Convenons que ce n’est pas le même geste !
Le « Front populaire » français est un mouvement social. Il est une manifestation de la lutte des classes dans un pays à forte tradition révolutionnaire et revendicative. En Allemagne, l’affaire est politique, il s’agit d’un deal organisé par l’État nazi et la classe ouvrière, à l’initiative de l’État et avec le consentement des salariés.
En France, le peuple gagne en autonomie ; en Allemagne, le peuple perd son âme et se retrouve complètement aliéné au NSDAP.
En France, les syndicats ouvriers et les partis de gauche font reculer le patronat et l’État, reconnaissance officielle des syndicats, mise en place du droit syndical, création du délégué syndical… En Allemagne les syndicats et partis politiques sont supprimés, non sans violences. La Charte du travail du 20 janvier 1934, instaure le pouvoir absolu (Führerprinzip) du chef d’entreprise sur ses employés.
En France, les compagnies ferroviaires seront en partie nationalisées et des délégués syndicaux sont membres du CA de l’entreprise. En Allemagne, pas de nationalisations ; rien de tout cela. Des deux côtés du Rhin, obtiendront deux semaines de congé annuel. Mais avec cette différence : en France, cela vaut pour tous. En Allemagne, et c’est le deal, sous condition d’exclusion des juifs de l’entreprise.
Et c’est l’élément essentiel du deal. Ces « dons » faits à la classe ouvrière allemande sont autant de poisons. Ils font de la classe ouvrière allemande et des salariés les complices volontaires – puisqu’ils ont accepté les cadeaux ! – les témoins silencieux ou les soutiens fidèles, voire les acteurs zélés du plus grand crime de l’histoire de l’humanité jamais imaginé, crime qui se prépare, soit l’extermination des juifs d’Allemagne puis d’Europe centrale, soit la destruction et la mise en esclavage des populations slaves… C’est cela que rappelle Magnus Brechtcken dans son ouvrage consacré à Albert Speer : « Libre, ambitieux, zélé, chaque pas de son engagement pour cette domination se réalisa contre les Juifs allemands et autres minorités, plus tard pour la guerre et la mise en esclavage de millions d’hommes. »[77]
Johann Chapoutot dit : « Nous vivons dans un monde universaliste qui a un certain nombre de valeurs. Il y a d’autres lectures de la culture, non pas universalistes, mais particularistes […] Le jazz, musique de noir, est incompréhensible pour un germain. La musique de Bach est incompréhensible pour un noir. C’est parfaitement cohérent. »[78]
Une telle déclaration est parfaitement scandaleuse. Un monde qui affirme l’existence d’une seule espèce humaine, sise au-delà de toutes les différences, tend nécessairement à la recherche de la concorde. Un monde qui affirme la pluralité et l’inégalité des races, présuppose nécessairement la guerre perpétuelle des forts contre les faibles.
L’« incompréhension » dont parle Johann Chapoutot présuppose qu’il ne peut y avoir de progrès dans la compréhension des hommes par eux-mêmes. Or, uniquement à cet égard, musical, l’immédiate après-guerre montre l’incohérence d’une telle position finalement raciste.
Exemples. 1960. Berlin, naguère cœur du IIIème Reich, reçoit Ella Fitzgerald[79]. Elle emporte dans ses bagages un morceau signé Kurt Weill & Bertolt Brecht, Mackie Messer -Mack the knife Charmeuse, elle emporte aussi Heine et la Lorelei[80]… Berlin, 22 mars 1965. Quelques années plus tard, Louis Armstrong[81] dit – Ambassador Satchmo – débarque à son tour avec ses All stars à Berlin-Est pour donner un concert mémorable de près de deux heures.
Bayreuth 1961. Wieland Wagner est aux commandes et à la régie ; Au programme, on joue Tannhauser. À la baguette, Wolfgang Sawallish ; Wolfgang Windgassen est Tannhäuser ; Dietrich Fischer-Dieskau est Wolfram ; Victoria de los Angeles est Elisabeth… Cette année-là, Vénus est une jeune femme noire, Grace Bumbry ; elle a 24 ans, vient de Saint-Louis, Missouri (USA). Elle restera, avec Leontyne Price, une des premières divas noires de l’opéra.
Enfin, lorsque Johann Chapoutot ajoute que « Le nazisme est un […] agrégat d’idées très banales, je vous disais racisme, antisémitisme, capitalisme, colonialisme, nationalisme, eugénisme, darwinisme social, etc., colonialisme… », on ne peut comprendre que ceci : le nazisme n’a jamais eu d’existence qu’idéelle ; il n’est qu’un ensemble inorganisé d’opinions. À cette idée banale, ne correspond aucune chose concrète, n’a jamais correspondu et ne correspondra jamais un moment historique concret. On ne saura jamais comment toutes ces idées banales se sont coagulées – dans quelles proportions, dans quelle quantité – sous la baguette de quel sorcier, pour donner ce si spécial, si singulier objet, le nazisme, c’est-à-dire, la plus grande machine de guerre et d’extermination jamais imaginée avant l’ère atomique. Mais l’historien insiste. Tout est pareil ; tout se vaut… « Les nazis n’ont rien inventé. »[82]
Une telle pensée n’est que l’effet, dans le monde intellectuel, du triomphe de la dérégulation, de la déréglementation et de la délocalisation dans le monde économique, qui ont conduit tout droit au pourrissement de la vie sous toutes ses formes ; naturelles – faunes et flores sont saccagées ; culturelles – l’humanité et ses œuvres sont humiliées. Au diable les Règles pour la direction de l’esprit ! Au diable le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison… ! Au diable le Traité de la réforme de l’entendement ! Etc. Aujourd’hui, les fossoyeurs de la raison sont solidement installés dans les amphithéâtres des universités…
Berlin, le 4 juin 2020
Gilbert Molinier
[1] https://www.mezetulle.fr/vestiges-de-lamour-et-mystiques-du-genre-par-francois-rastier/
[2] GWF Hegel, Le Mercure de France, traduit de l’allemand par E. de Dampierre, décembre 1963, pp. 746-751 ; cité in J. D’Hondt, Hegel, LGF, 1984, pp 130-137.
[3] M. Enard, « Eduardo Halfon : la chronique ‘poches’ de Mathias Enard, in Le Monde.fr, 20 mars 2020.
[4] Johann Chapoutot, Comprendre le nazisme, Paris. Tallandier, 2017, 428 p.
[5] G.-A. Goldschmidt, « À l’intérieur de la machine de mort », https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/12/04/interieur-machine-mort-chapoutot/
[6] Vincent Cespedes,« HEIDEGGER N’EST PAS NAZI ! », 20 janvier 2020.
https://www.facebook.com/VincentCespedesPage/videos/418508865568570/?v=418508865568570
[7] J. Chapoutot, La ‘révolution culturelle’ nazie – Mémorial de la Shoah. 29 juin 2017 (1 heure 41’ 28’’) ; modératrice, Claire Mayot. https://www.youtube.com/watch?v=s3FHvMJioOg&t=1168s
[8] J. Chapoutot, « ‘La révolution culturelle’ nazie », Maison Heinrich Heine, 21 juin 2019, (1h 27’ 18’’) ; modérateur, Olivier Guez. https://www.youtube.com/watch?v=kn8nAh7xiT8
[9] Les propos exacts de RB sont les suivants : « Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder les petits. »
[10] Dans ses Mémoires, le Général de Gaulle écrit que « le talent est un titre de responsabilité », faisant de ce talent une circonstance aggravante.
[11] J. Chapoutot, « ‘La révolution culturelle’ nazie », Mémorial de la Shoah, 29 juin 2017 (1 heure 23’ 12’’)
[12] Conférence datée du 21 juin 2019 intitulée La ‘révolution culturelle’ nazie, Maison Heinrich Heine, https://www.youtube.com/watch?v=kn8nAh7xiT8, (58’ 40’’).
[13] Kraft durch Freude. Force par la Joie.
[14] 1 heure 42’ 20’’. https://www.youtube.com/watch?v=s3FHvMJioOg&t=1168s
[15] J. Chapoutot, « Être juif en Allemagne dans les années 1930 », 11 mars 2018 (1 heure 12’ 34’’). https://www.youtube.com/watch?v=UVXAAMi68tM&feature=emb_rel_end
[16] http://www.revue-texto.net/docannexe/file/4274/texto_badiou_molinier_final_retour.pdf
Par exemple, Alain Badiou, heideggérien inconditionnel, dit : « [Heidegger] a été nazi comme beaucoup de gens en Allemagne en ce temps-là, comme beaucoup d’intellectuels et de savants. Pas besoin d’avoir une vision idyllique de tout cela. […] Il n’y a absolument pas besoin de chercher dans sa philosophie des preuves qu’il était nazi, puisqu’il était nazi, voilà ! »
[17] F. Rastier, Naufrage d’un prophète, Paris, PUF, 2015.
[18] V. Farias, Heidegger et le nazisme, Paris, Éditions Verdier, 1987.
[19] E. Faye, L’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Albin Michel, 2005.
[20] J. Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, 2017.
[21] F. Rastier, Heidegger, Messie antisémite, Paris, Le bord de l’eau, 2018.
[22] Cité in E. Faye, Arendt, Heidegger et le déluge d’Auschwitz. MH, Gesamtausgabe T.36/37, Francfort, Klostermann, 2001, p. 255.
[23] J. Chapoutot, « ‘La révolution culturelle’ nazie », Maison Heinrich Heine, 21 juin 2019, 1heure 27’ 18’’. https://www.youtube.com/watch?v=kn8nAh7xiT8
[24] R. Augstein, G. Wolf, « Nur noch ein Gott kann uns retten“, Spiegel Gespräch mit Martin Heidegger, in Der Spiegel, den 23. September 1966. (Traduction GM).
[25] F. Rastier, Heidegger, messie antisémite. Ce que révèlent Les Cahiers noirs, Paris, Le bord de l’eau, pages 27-28.
[26] Cette dernière remarque est sans doute très exagérée. Le maître n’était pas en permanence penché sur l’écriture de ses séminaires…
[27] En 1924, le NSDAP ne présente pas de candidats, et pour cause. Le putsch de Hitler à la grande brasserie de Munich a échoué… Le NSDAP est interdit et Hitler est en prison. En 1928, le NSDAP obtient 2,6% des voix aux législatives et 12 députés.
[28] On retrouve trop souvent cette double faute logique dans les ‘raisonnements’ de l’historien.
[29] J. Chapoutot, Conférence La ‘Révolution culturelle’ nazie, Mémorial de la Shoah, 29 juin 2017, (18’).
[30] En effet, les lois raciales de 1935 ne visent pas seulement les juifs, mais aussi les slaves en tant que sous-hommes (Untermenschen), etc.
[31] F. Barthe, « Joseph Goebbels : Partie 1 (1897 – 1929) : Jeunesse et ascension », Paris, Books on demand, pages 235-237.
[32] Le bouc de Babelsberg.
[33] F. Barthe, Gœbbels, 1897-1929, T.I, Jeunesse et ascension, Paris, Books on demand, page 246.
[34] La ‘révolution culturelle’ nazie, Maison Heinrich Heine, 21 juin 2019, 1 heure 15’ 33’’. Voir aussi note de bas de page 30.
[35] « Sie erinnern mich an ein Mädchen, das ich in jungen Jahren sehr geliebt habe.“
[36] ‘La révolution culturelle’ nazie, Mémorial de la Shoah, 29 juin 2017.
[37] Ibid., (1 heure 23’ 12’’).
[38] Ibid., (1 heure 15’ 40’’).
[39] ibid., (1 heure 15’ 55’’).
[40] Avocat de Hitler, c’est lui qui viendra demander devant un tribunal français le retrait des librairies françaises de la traduction non expurgée de Mein Kampf et l’obtiendra.
[41] ‘La révolution culturelle’ nazie », Mémorial de la Shoah, 29 juin 2017 (1 heure 36’ 22’’).
[42] E. Herbert, BEST, Biographische Studien über Radikalismus, Weltanschaung und Vernunft, 1903-1989, Bonn, Dietz Verlag, 1996, 695 pages. (Traduction GM.)
[43] C. Malaparte, Kaputt, éditions Denoël, 1946 pour la traduction française, p. 172.
[44] M. Brechtken, Albert Speer Eine deutsche Karriere, München, Siedler Verlag, 2017, 912 p.
[45] Magnus Brechtken est Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Munich, Directeur-adjoint de l’Institut d’Histoire contemporaine de Munich.
[46] (Traduction GM).
[47] Dans ses Mémoires, le Général de Gaulle écrit que « le talent est un titre de responsabilité », faisant de ce talent une circonstance aggravante.
[48] J. Chapoutot, La ‘révolution culturelle’ nazie – Mémorial de la Shoah. 29 juin 2017 (2 heures 1 minute 58 secondes ; modératrice, Claire Mayot) https://www.youtube.com/watch?v=s3FHvMJioOg&t=1168s
[49] Il est particulièrement remarquable de constater qu’à chaque fois que cette frange de la bourgeoisie française d’extrême-droite, a des penchants ou des pulsions criminelles, elle devient la belle étrangère ; elle vient d’ailleurs ; fille de l’Italie fasciste ou fille de l’Allemagne nazie. Il suffira de rappeler que, dès le 8 mai 1945, date de la capitulation allemande sans condition, commençaient les massacres de Sétif dans une proche province française, nommée Algérie. Etc.
[50] A. Lacroix-Riz, La non-épuration en France de 1943 aux années 1950, Paris, Armand Colin, 2019.
[51] A. Lacroix-Riz, Industriels et banquiers sous l’occupation – La collaboration économique avec le Reich et Vichy », Paris, Éditions Armand Colin, 1999.
[52] « Après la mort de Maurice Papon, l’amertume de ses victimes », in L’Obs, 18 février 2007.
[53] P. Nivelle, « Maurice Papon devant ses juges. ‘Papon et Barbie ont pris la vie des enfants’. Pour Me Lévy, il n’y a pas de ‘gradation’ dans le crime contre l’humanité. », in Libération, 17 mars 1998.
[54] M. Ulrich, « À Bordeaux, les oublis de Maurice Papon, qui déporta 1 560 juifs d’un ‘trait de plume’ », in L’Humanité, 25 juillet 2014.
[55] Conférence datée du 21 juin 2019 intitulée La ‘révolution culturelle’ nazie, Maison Heinrich Heine, https://www.youtube.com/watch?v=kn8nAh7xiT8, (58’ 40’’).
[56] V. Richebois, ! « Gallimard renonce à rééditer Bagatelles pour un Massacre », in Les Échos, 11 janvier 2018.
[57] L.-F. Céline, L’école des cadavres, Paris, Denoel, 1942. https://krampz.bandcamp.com/album/l-cole-des-cadavres-1938
[58] Ibid.
[59] J. Chapoutot, « ‘La révolution culturelle’ nazie », Mémorial de la Shoah, 29 juin 2017 (1 heure 23’ 12’’)
[60] L. Joly, L’État contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Paris, Éditions Grasset, 368 pages.
[61] Journal du 30 juin 1931.
[62] Brian M. Rigg, La tragédie des soldats juifs d’Hitler, Paris, De Fallois éditeur, 2003.
[63] Ministre de la propagande du Reich.
[64] Chef de district dans l’Allemagne nazie.
[65] On dispute encore de savoir la formule qu’il a utilisé.
[66] K. Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.pdf
[67] F. Barthe, « Joseph Goebbels. Partie 1 (1897 – 1929) : Jeunesse et ascension », pages 235-237.
[68] E. Bloch, Philosophie de la Renaissance, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1974, 187 pages.
[69] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/agr%C3%A9gat/1752
[70] https://www.youtube.com/watch?v=s3FHvMJioOg&t=1168s, (14’)
[71] https://www.youtube.com/watch?v=kn8nAh7xiT8&t=2004s (1 h 1‘ 20‘‘)
[72] https://www.youtube.com/watch?v=kn8nAh7xiT8&t=2004s (21’ 15’’)
[73] https://www.youtube.com/watch?v=kn8nAh7xiT8&t=2004s (21’ 15’’)
[74] https://www.youtube.com/watch?v=kn8nAh7xiT8&t=2004s, (52’ 42’’).
[75] Kraft durch Freude. (La Force par la Joie).
[76] V. Hugo, Notre-Dame de Paris, Paris à vol d’oiseau.
[77] Op. cit.
[78] https://www.youtube.com/watch?v=kn8nAh7xiT8&t=2004s (29’)
[79] https://www.youtube.com/watch?v=6vXAtVbZbkI. [79]. C’est l’un des extraits les plus célèbres de L’Opéra d’quats sous (1927).
[80] https://www.youtube.com/watch?v=TqRgZ-uY0Q4 . « Back in the days of knights in armor / There once lived a lovely charmer / Swimming in the Rhine / Her figure was divine… »
[81] https://www.youtube.com/watch?v=okYPiP7K8OQ&pbjreload=101 (1h 22’). Il emporte dans ses bagages un morceau signé Kurt Weill & Bertolt Brecht, Mackie Messer (Mack the knife), un des extraits les plus célèbres de L’Opéra d’quats sous (1927).
[82]https://lvsl.fr/nazis-nont-rien-invente-ont-puise-culture-dominante-de-loccident-liberal-entretien-johann-chapoutot/
Bonjour et bienvenue.
Les critiques me semblent elles aussi bienvenues, sauf parfois en ce qui concerne l’antisémitisme français.
Le paragraphe sur Céline est incohérent. Il ne devient l’antisémite que nous connaissons qu’en 1937, mais alors… l’hypothèse d’une satellisation par le Troisième Reich doit être examinée. Cet examen est accablant : les pamphlets sont souvent un copié-collé, moyennenant une adaptation stylistique, des brochures nazies.
Quant à ce paragraphe
Il ajoute : « Et c’est pour ça [à cause de son article sur les enfants juifs] que de Gaulle ne l’a pas gracié en février 1945. » Étrange conclusion. Rien n’est moins sûr. Il y avait tant d’hommes de Vichy[50] dans l’entourage de de Gaulle alors qu’il était à Londres, surtout après les batailles de Stalingrad et Koursk… bien plus compromis que Brasillach. De Gaulle sacrifia un pion pour sauver la partie… Il préféra sacrifier un intellectuel, personnage inutile, pour sauver les préfets et les hauts fonctionnaires, quasiment tous compromis et tous garants de la ‘continuité de l’État’ selon l’expression sacrée. Un homme comme Couve de Murville[51] est un exemple caricatural. Il fut directeur des Finances extérieures et des Changes (DFEC) du Gouvernement Pétain alors que Yves Bouthillier était Ministre des Finances ; à ce titre, il fut un haut fonctionnaire. À ce poste, ses attributions lui confèreront une importance capitale puisqu’il est chargé de contrôler tous les mouvements financiers franco-allemands et de réduire l’influence juive dans l’économie française. Après avoir été l’inamovible ministre des Affaires étrangères du Président de Gaulle, il deviendra son Premier ministre en 1968… ,
il me semble entaché d’une erreur quant à la politique antisémite de Vichy. Elle procède fort peu d’un élan autochtone, disons pour simplifier d’une volonté de revanche sur l’affaire Dreyfus, et hénaurmément des moyens de pression que s’était octroyés l’occupant par “l’abominable armistice”, pour employer le vocabulaire gaulliste.
C’est ce qui fait du réemploi de Couve ou de Papon par les résistants, brièvement au pouvoir dans les années 40 puis un peu plus longtemps après 1958, une chose peut-être pas réjouissante, mais en tout cas moins nauséabonde que s’il s’était agi de pogromistes enthousiastes.
Bonjour Monsieur François Delpla,
Je vous remercie de m’accueillir sur vote site, ainsi que pour vos remarques.
Concernant Céline, vous écrivez : « Le paragraphe sur Céline est incohérent. Il ne devient l’antisémite que nous connaissons qu’en 1937, mais alors… l’hypothèse d’une satellisation par le Troisième Reich doit être examinée. Cet examen est accablant : les pamphlets sont souvent un copié-collé, moyennenant une adaptation stylistique, des brochures nazies. » Je ne comprends pas bien le contenu de votre critique. Vous écrivez :
I / À Propos de Céline
a) « Le paragraphe sur Céline est incohérent. Il ne devient l’antisémite que nous connaissons qu’en 1937 […] »
Or, il me semble avoir répondu par avance à votre objection. J’ai écrit : « Il est difficile de soutenir que Louis-Ferdinand Céline ignore les juifs jusqu’en 1937. C’est oublier que Bagatelles pour un massacre est publié en 1937. » Je fais mon mea culpa bien volontiers, je n’ai pas lu Bagatelles pour un massacre. Mais, j’ai écrit : « Récemment, en renonçant à rééditer les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline, Antoine Gallimard déclarait que ‘le plus célèbre et le plus haineux, Bagatelles pour un massacre », publié en décembre 1937 par les éditions Denoël, est d’une violence extrême, dans les termes comme dans le fond, dénonçant les Juifs comme la source de tous les maux et les fléaux s’abattant sur la population française.’ » J’ai choisi de faire crédit au jugement d’Antoine Gallimard. En outre, s’il est vrai que les éditions Denoël ont publié Bagatelles pour un massacre à la fin de l’année 1937, il a bien fallu que, quelques mois plus tôt quelque chose germe dans la tête de son auteur !
Et cette tête antisémite était si pleine d’antisémitisme, qu’elle récidive aussitôt. J’écris : « En 1938, paraît L’école des cadavres. On peut y lire des appels directs au meurtre des juifs : « Luxez le juif au poteau ! Y’a plus une seconde à perdre ! » // Ou encore : « Les Juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés, qui doivent disparaître. Tout ce qu’ils trafiquent, tout ce qu’ils manigancent est maudit. Dans l’élevage humain, ce ne sont, tout bluff à part, que bâtards gangreneux, ravageurs, pourrisseurs. Le Juif n’a jamais été persécuté par les Aryens. Il s’est persécuté lui-même. Il est le damné de sa propre substance, des tiraillements de sa viande d’hybride. D’où cet état de plastronnage perpétuel, de dervicherie compensatrice, cette arrogance, cet extravagant culot, cette jactance, soulante, cette effronterie brailleuse, si dégueulasse, si répugnante. »
En France, à l’époque, de telles ruminations obsédantes, criminelles, sont dans l’air. La droite et l’extrême-droite française sont racistes, antisémites, de plus en plus viscéralement. J’ai rappelé un mot d’alors de Darquier de Pellepoix qui « au cours d’un meeting en 1937, déclarait : ‘ Nous devons résoudre de toute urgence le problème juif, soit par l’expulsion soit par le massacre.’ ». Tout cela se passe avant juin 1940 ; tout cela est dit sans aucune et d’aucune façon, avoir été dicté par une voix étrangère. On ne peut laisser croire, même sous la forme d’un sous-entendu, que les tendances criminelles de la droite et de l’extrême-droite françaises sont d’origine étrangères, allemandes ou nazies… Non, ces tendances s’enracinent profondément dans la culture française, par exemple, coloniale.
b) Enfin, vous écrivez : « l’hypothèse d’une satellisation par le Troisième Reich doit être examinée. » Sans doute, mais… J’ai encore et par exemple écrit : « En 1935, après avoir lu Mein Kampf, il [Brasillach] écrit qu’il s’agit « d’un chef-d’œuvre du crétinisme excité [d’]Hitler… » La lune est bien un satellite de la terre ; cela ne signifie pas que la lune est la terre.
Enfin, une telle satellisation si répulsive, la présence d’une telle force centrifuge ne peut que se terminer au décollage par un écrasement précipité en mer du Nord…
II / À propos du passage sur Brasillach…
a)Qui vous «[…] semble entaché d’une erreur quant à la politique antisémite de Vichy. Elle procède fort peu d’un élan autochtone, disons pour simplifier d’une volonté de revanche sur l’affaire Dreyfus, et hénaurmément des moyens de pression que s’était octroyés l’occupant par “l’abominable armistice”, pour employer le vocabulaire gaulliste.
La politique du Reich vise à exterminer tous les juifs d’Europe se trouvant dans sa sphère d’influence. La politique de Vichy poursuit un double objectif ; d’abord, en finir avec la présence et « l’influence juive » dans toutes les sphères de l’État et de la société ; ensuite renvoyer les juifs étrangers à l’extérieur des frontières françaises, notamment ceux qui ont fui l’Allemagne à partir de 1933.
Mais, sur le fond, l’essentiel de la politique de collaboration de Vichy, ne vient pas tant, comme vous l’affirmez de l’obligation de céder à la force « des moyens de pression hénaurmes que s’était octroyés l’occupant », que du zèle, de la complaisance déployés par les Gouvernements Pétain successifs pour donner forme à la Collaboration.
En cet endroit, je constate que nous avons un désaccord important. J’ai écrit : « Aucune autorité nazie, personne n’a obligé le Gouvernement de Vichy à la création d’une Commission aux affaires juives ; aucune autorité nazie n’a obligé le Gouvernement de Vichy à exclure les fonctionnaires de confession juive de la Fonction publique ; aucune autorité nazie n’a obligé Céline ou Darquier à produire et diffuser d’innombrables textes antisémites ; aucune autorité nazie n’a obligé Maurice Papon, Secrétaire général de la préfecture de Gironde, à signer les ordres d’arrestation et de déportation de 250 enfants juifs…
J’ajoutais : « Dans son ouvrage de référence, L’État contre les juifs, Laurent Joly, fait une mise au point définitive. Il écrit : « Vichy veut se débarrasser des juifs apatrides (raison pour laquelle il propose ceux de zone libre que les Allemands ne réclament pas) et satisfaire les desiderata nazis (donc il faut livrer à tout prix 40 000 juifs). […] Vichy avait des marges manœuvre qu’il n’a pas utilisées. Les enfants arrêtés au Vel d’hiv étaient français à titre irrévocable. Il était possible de dire : on ne peut pas déporter des juifs apatrides qui ont des enfants français. On pouvait invoquer la convention de la Haye et la convention d’armistice (qui empêchait la livraison de citoyens non allemands). Si Vichy avait voulu faire une politique du moindre mal, il aurait dû jouer la carte du droit. Mais jamais Vichy ne se réfère au droit. Vichy ne fait valoir que des considérations politiques. « On va vous livrer le nombre de juifs demandé mais vous nous laissez les choisir ».
Les chiffres parlent : « À la fin de l’année 42, l’objectif initial fixé par les SS est plus qu’atteint avec 42 000 juifs déportés sur les 40 000 demandés. »
b) Vous ajoutez : « C’est ce qui fait du réemploi de Couve ou de Papon par les résistants, brièvement au pouvoir dans les années 40 puis un peu plus longtemps après 1958, une chose peut-être pas réjouissante, mais en tout cas moins nauséabonde que s’il s’était agi de pogromistes enthousiastes. »
Le contenu de ce paragraphe est très ambigu . Tout se passe comme si « les résistants [furent] brièvement au pouvoir dans les années 40 ». Il est donc difficile d’y répondre.
Vous semblez envisager la question sous un angle moral. Je l’envisage à la fois sous l’angle politique et moral. En l’occurrence, je constate la parfaite continuité des carrières des élites politiques, quels que soient les régimes politiques.
Je vous prie d’agréer, Monsieur François Delpla, l’expression de mes meilleurs sentiments.
Berlin, le 10 juin 2020
Gilbert Molinier
Eh bien poursuivons le dialogue… en souhaitant que d’autres s’y invitent.
Quelques faits :
– l’inspiration de Bagatelles est clairement nazie et l’influence étrangère bien établie. D’où une solution de continuité très nette avec les écrits antérieurs de l’auteur. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas dans ce cerveau un terreau favorable mais cela aussi est à mettre, si j’ose dire, au crédit du nazisme, expert à mobiliser ce qui peut le servir.
– La création à Vichy, le 29 mars 1941, du CGQJ (commissariat général aux questions juives) résulte (contrairement au statut du 18/10/40, dont la genèse est plus subtile) d’une exigence allemande précise et impérieuse.
– Darquier est en 1937 un conseiller municipal de Paris bien plus minoritaire encore que ceux actuellement inscrits au RN.
Pour le reste, je vous renvoie à mon récent Hitler et Pétain, qui montre le premier menant le second par le bout du nez. Et c’est logique : ayant mis la main sur un pays républicain inventeur des droits de l’homme et étant contraint, par la résistance inattendue de Churchill, de l’occuper sine die, il est bien obligé de le surveiller comme du lait sur le feu. Il est le premier conscient que, si les mesures antisémites n’étaient pas progressives et dosées au plus juste de ce que la population peut supporter, elles gonfleraient les voiles du gaullisme et d’autres tendances résistantes.
PS.- Quels que soient les mérites des ouvrages de Laurent Joly et notamment du dernier, l’adjectif “définitif” est à manier, en histoire, avec des pincettes, et, pour ma part, je suis à cet égard d’une totale abstinence.
Cher Monsieur Francois Delpla,
Encore une fois, avec toutes mes excuses pour ce retard!
Je vous remercie pour ces précisions historiques que je conserve précieusement. Deux remarques.
a)Quand Céline ou Darquier appellent au « massacre » des juifs en 1937, c’est en tant que français et non en tant qu’Allemands et nazis. Darquier est ultra-minoritaire, dites-vous ! Et alors ? Aux élections au Bundestag de 1928, le NSDAP récolte 2,8% des voix et ramasse 12 sièges de députés… Ridicule, n’est-ce pas ? Cinq ans plus tard, Hitler sera au pouvoir. La position que défendent Céline et Darquier, leur antisémitisme radical, meurtrier qu’ils représentent est une tendance française. Qu’ils soient encouragés, influencés, par les nazis dans leurs positions antisémites dans un sens de plus en plus radical est évident. Mais le noyau dur de leur radicalisme antisémite est français. Et n’oublions pas que cette influence a eu des tonalités opposées… À propos de l’antisémitisme, Georges Bernanos disait « Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l’a déshonoré à jamais. »
Chaque État a tendance à dépasser les limites de son pouvoir et, à l’occasion, ne recule devant aucun crime. Comme en Allemagne, il y a en France un potentiel criminel dans la population. La seule différence tient en ceci que la France pouvait en envoyer une partie dans ses nombreuses colonies, ou grossir la puissance de feu de la Légion étrangère, repaire de criminels.
b) Cela ne change rien au fait que la bourgeoisie française et l’État français ont « préféré Hitler au Front populaire », ont choisi la défaite plutôt qu’une alliance avec l’URSS qui seule eût pu étouffer les ambitions d’Hitler. Cela ne change rien au fait qu’ils ont souhaité la Collaboration et se sont comportés comme des vassaux complaisants et zélés. Cela ne change rien au fait que la bourgeoisie et l’État français n’ont pas besoin de l’Allemagne nazie pour avoir en eux, des tendances criminelles, et à l’occasion, de les mettre en pratique. Les exemples sont si nombreux, à commencer par les massacres de Sétif, qui commencent dès le 8 mai 1945, sans que les nazis n’y soient pour rien … Par ailleurs, le nazisme est un phénomène spécifique à l’Allemagne.
Enfin, je lirai votre ouvrage dès que j’aurai pu rentrer à Paris.
“un nazi qui a une relation amoureuse avec une juive, ça n’existe pas”
Vous avez raison de rappeler l’idylle Goebbels – Lida Baarova, qui devrait au moins inviter Chapoutot à mettre de un peu d’eau dans son vin.
Concernant Céline et Darquier de Pellepoix, vous citez des propos de 37-38, c’est à dire 4 à 5 ans après l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne. Ces antisémites français n’écrivent-ils pas sous influence hitlérienne ? Difficile de faire l’impasse sur cette question.
Bonsoir Monsieur Jérémy Roy,
Je vous remercie pour votre message.
Vous écrivez : “Lida Baarova, qui devrait au moins inviter Chapoutot à mettre de un peu d’eau dans son vin.”
Vous avez raison, mais je le dirais un peu autrement ; par exemple, comme ceci : “Soit Johann Chapoutot se met à l’eau, soit il change de vin” ; un vin qui soit plus long en bouche et plus franc, de telle sorte qu’il aille au bout de ses raisonnements, et qu’il ne publie pas avant d’avoir traiter entièrement quelque question qu’il traite.
Parce que son affirmation – Heidegger ne peut pas être nazi parce qu’il est amoureux d’une juive”, est parfaitement ridicule. Cela témoigne d’une cruelle méconnaissance des hommes, des rapports entre les hommes, des rapports amoureux entre les hommes. Qu’un homme ayant un tel bagage universitaire -il est professeur des universités-, puisse raconter de telles inepties, n’honore pas l’université francaise…
Vous écrivez encore : “Concernant Céline et Darquier de Pellepoix, vous citez des propos de 37-38, c’est-à-dire 4 à 5 ans après l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne. Ces antisémites français n’écrivent-ils pas sous influence hitlérienne ? Difficile de faire l’impasse sur cette question.”
Je profite de votre question pour préciser ma position.
D’un côté, les discours violemment racistes, antisémites anti-communistes, anti-bolchéviques d’extrême-droite en Allemagne ne datent pas de 1933 (comme vous le suggérer!, mais de 1919. Le NSDAP a su habilement phagocyter ces forces au sein du NSDAP pour multiplier au centuple ses propres forces. En 1928, aux élections du Reichstag, le NSDAP récolte 2,5% des voix et 12 députés. Mais cinq années plus tard, il s’empare de la Chancellerie !
De l’autre côté de la rive du Rhin,après avoir vaincu le Front populaire, la bourgeoise francaise a un objectif principal, se venger. Son mot d’ordre est : “Plutôt Hitler que le Front populaire !” Ses principaux thèmes sont l’éradication du bolchévisme (Thème crucial du NSDAP), la lutte contre le communisme ; elle est profondément antisémite, comme le NSDAP. D’une part, elle veut principalement chasser les juifs de l’administration, de toutes les fonctions publiques ; d’autre part, elle veut chasser les juifs d’Europe centrale émigrés en France. Elle a donc une dynamique propre. Cette dynamique qui proclame vengeance, rejoint parfaitement l’idéologie nazie. Cette dynamique qui hurle contre le bolchévisme, réclame le règlement de la “Jude Frage”, n’est pas spécifiquement allemand: la bourgeoisie francaise a suffisamment de raisons de vouloir bousiller les syndicats, bousiller les partis de gauche, exclure les juifs de la société… et se réjouit de la dissolutiom des syndicats allemands, des partis politiques…
Donc, si les idéologues de l’extrême-droite francaise se réjouissent des victoires électorales du NSDAP à partir de l’extrême fin des années 20, ils ne peuvent que se sentir confortés dans leurs idées, idées qui sont leur propre, idées issues de leur propre histoire.
La convergence principale est alors la lutte contre le bolchévisme et le communisme.
Les déclarations de Darquier de Pellepoix ou de Brasillach faites en 1937 qui prônent l’extermination des juifs reflètent essentiellement les idées de la bourgeoisie francaise extrêmiste, et il se trouve, qu’en même temps, mais pour ses raisons propres, l’Allemagne diffuse les mêmes idées. Pour l’instant, nous n’en sommes qu’aux idées de tentation criminelle.
Mais la tentation d’exterminer les juifs en réalité, et non en idée se réalise concrètement avec les loisraciales de 1935, et, bien plus encore,lors de la Conférence de Wannsee (on pourrait écrire (Wahnsee!) Là, il s’agit, du côté allemand, d’exterminer les juifs, mais en réalité, concrètement. Octobre 1941 commence la Shoah par balles…
L’État francais, profondément collaborationnisme, livrera, non seulement de bon gré, mais par zélée conviction, “ses” juifs à Auschwitz, sachant parfaitement de quoi il s’agissait. De leur côté,les hommes politiques allemands savaient parfaitement ce qu’ils faisaient.
Comme Brasillach, Darquier de Pellepoix n’a eu nul besoin de se laisser influencer par l’entreprise criminelle allemande. Ces deux-là sont des exemples typiques des positions politiques de l’extême-droite francaise à cette époque.
Bonne fin de soirée
Gilbert Molinier
Cher Gilbert Molinier,
Je serais curieux de connaître votre sentiment sur le dernier-né de Chapouotot, Libres d’obéir. Car à première vue il me semble converger avec les vôtres, vues, en identifiant par moments, en ne distinguant pas assez à d’autres, nazisme et capitalisme.
Cher Monsieur François Delpla,
Excusez-moi pour cette réponse tardive!
Voulez-vous me faire honte ? Je n’ai ni acheté, ni lu l’ouvrage de Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Cependant, j’ai lu quelques critiques, notamment celle, excellente, de Thibault Le Texier paru sur votre site. J’ai écouté les comptes rendus ou conférences faits par l’auteur lui-même. Donc, et effectivement, je ne peux avoir qu’un vague « sentiment ».
À vrai dire, j’ai l’impression que, cette fois, Johann Chapoutot a mordu le trait, qu’il presse le citron jusqu’au bout et rentabilise au maximum ses trouvailles sur la genèse du nazisme. Cela dit, je crois que le management doit plus à la behavior psychlogy d’obédiance américaine (Watson…) qu’à la Tierpsychlogie de Konrad Lorenz ou même la Verhaltenspsychologie, ne serait-ce que par son expansion géographique. Et pourtant, ces deux écoles forment une même école, celle du comportementalisme, qu’on voit aujourd’hui exploser de toutes parts et régner en maître, en théorie sur toutes lesdites sciences humaines et en pratique sur toutes les activités humaines.
Quant aux convergences et divergences que je pourrais avoir avec Johann Chapoutot, je vous trouve bien audacieux de pouvoir discerner dans ses énoncés et thèses principales, quelque chose clairement et distinctement. Pour ma part, et c’est ce qu’il me semble avoir montré à l’envi dans l’article que je vous ai envoyé, jusqu’à aujourd’hui, il est impossible de savoir ce que pense Johann Chapoutot, en gros comme au détail. Et les exemples ne manquent pas. En gros, il soutient que le nazisme est un « agrégat d’idées banales », mais aussi une « entreprise criminelle », etc. Au détail, il affirme que Heidegger « a pris ses distances avec le NSDAP dès 1934 », mais qu’il a été « interdit d’enseignement » entre 1945 et 1952 par une commission de dénazification pour ses activités nazies entre 1933 et 1945. Etc. Il affirme des choses extravagantes, telles celle-ci, que « Heidegger ne pouvait pas être nazi parce qu’il était amoureux d’une juive » : alors que Gœbbels fut nazi bien que « fou amoureux » d’uns slave. Il affirme que Heidegger fut « un immense penseur », mais est incapable de dire quelques mots sur cette immensité… Il faut donc avoir beaucoup d’indulgence pour soutenir que Johann Chapoutot a « une pensée cohérente ».
Quant aux convergences et divergences entre le nazisme et le capitalisme, voilà ce que je puis dire. Le capitalisme peut s’accommoder de n’importe quel régime politique pour peu qu’il ait les mains libres pour ramasser ses profits ; c’est un fait empiriquement vérifiable chaque jour. Mais, par une sorte de nécessité, le nazisme a sa faveur parce qu’il réduit les coûts de production, notamment celui du coût de la force de travail des « ressources humaines » à rien ! Si bien que, vu de ce côté de l’argent, le nazisme est l’idéal du capitalisme qui voit pas plus loin que l’argent, et quelle que soit sa forme. L’horizon du nazisme est tout autre ; c’est la race, la pureté de la race allemande, et sous cette seule forme.