Les nazis et Charlemagne : une idéologie à deux étages

Alain Brose, un historien belge né en 1975, nous donne ici un article des plus utiles, qu’il convient de prolonger pour que la connaissance du nazisme bénéficie pleinement de ses avancées.

L’empereur auquel l’école primaire française attribua longtemps une barbe fleurie, l’idée même de faire des enfants des écoliers, une hostilité sans faille à l’islam et des descendants incapables de continuer son oeuvre,

sinon sous la forme d’une Francie et d’une Germanie séparées par une Lotharingie disputée entre elles,

a divisé au XIXème siècle les patriotes allemands en deux camps difficilement réconciliables.

Il avait en effet guerroyé loin vers l’est, soumettant et christianisant les Saxons malgré une farouche résistance, où se distinguait un chef nommé Widukind, dans les années 770 et 780. Un épisode célèbre, à défaut d’être bien connu, de ces luttes, eut lieu à Verben, sur la Weser, en 782 : 4500 rebelles saxons auraient été décapités à la hache.
Pour certains Allemands, Widukind est un héros national et Charlemagne un pur et simple “bourreau des Saxons”. Sous le nazisme, un Himmler et un Rosenberg relayent cette idée.


Pour Hitler, il en va tout différemment. Je complète ici les trop brèves citations que Brose fait des Propos :

“4 février 1942, le soir
(Invité : Himmler)


Charlemagne est un des plus grands hommes de l’histoire du
monde : quelle réussite, d’avoir fédéré ces querelleuses tribus allemandes ! Aujourd’hui on sait pourquoi nos ancêtres ne se sont pas tournés vers l’est mais vers le sud. Toute la région à l’est de l’Elbe ne différait pas d’un cheveu, alors, de ce qu’est pour nous la Russie. En vain les Romains se sont risqués à franchir les Alpes, et ce n’est pas sans raison que les Germains sont descendus en dessous. La Grèce était alors un pur bosquet de chênes et de pruniers. Les oliviers s’y sont ajoutés plus tard. Si la Haute-Bavière s’est depuis réchauffée, cela vient du fait que l’Italie n’a plus de forêts. L’anéantissement des cultures du Sud1 a produit la mutation du climat : maintenant les vents chauds du sud franchissent et surmontent les Alpes. Le
Germain a besoin d’un climat ensoleillé pour pouvoir développer
ses capacités. C’est d’abord en Grèce et à Rome que l’esprit germanique a pu s’épanouir.

(…)

31 mars, le soir

Un intérêt de l’empire pour l’Est, la planification ambitieuse
d’une colonisation ou de quelque chose d’analogue ne se rencontrent pas à l’époque impériale. La politique de l’empereur s’orientait vers l’unité raciale et l’expansion au sud. L’Est, avec ses populations complètement étrangères, qui ne possédaient que par endroits une mince couche germanique supérieure, était pour elle lointain.


Le Sud en revanche, et particulièrement la Lombardie, s’intégrait facilement d’un point de vue racial à l’ensemble du Saint-Empire romain de la nation germanique et était de ce fait un problème éternellement actuel de la politique impériale. À quel point, en ce temps-là, l’idée raciale gouvernait la pensée politique, cela ressort du fait qu’à Florence encore au xive siècle existait un parti impérial allemand. Et qui sait si nous ne serions pas encore aujourd’hui solidement installés en Lombardie si des princes vassaux comme Henri le Lion n’avaient pas, en trahissant leur serment de fidélité à l’empereur,
entravé encore et encore la politique du Reich et contraint
l’empereur à revenir au plus vite de ses entreprises méridionales pour commencer par éteindre l’incendie dans sa maison ? Tout succès repose sur l’unité de la politique impériale du Reich.


De ce point de vue, les Souabes, qui ont été d’une fidélité exemplaire à la pensée de l’empereur, méritent notre plus grand respect.
Des princes-vassaux comme Henri le Lion ne doivent pas selon moi être magnifiés pour leur jeu personnel car ils ont fait alors « leur » politique, clairement, contre l’empire. En conséquence, j’ai mis Rosenberg en garde contre le fait de laisser diminuer les grands empereurs allemands au profit des parjures, et de décrire un héros tel que Charlemagne comme le « bourreau des Saxons ». L’histoire doit toujours être comprise en fonction du temps où elle s’est produite.
Qu’est-ce donc qui nous garantit que dans mille ans – si le Reich
pour quelque raison doit à nouveau entreprendre une expansion
vers le sud – un professeur de lycée renouant avec ce genre de folie ne va pas écrire : « ce que Hitler a fait vers l’est était sans doute bien conçu, mais en dernière analyse était un non-sens, il aurait dû aller vers le sud » ? Peut-être un imbécile de ce genre ira-t-il jusqu’à me traiter de « bourreau d’Autrichiens » parce que lors de la récupération de l’Autriche allemande j’ai fait coller au mur ceux qui y mettaient obstacle. Sans la contrainte on n’aurait pas fait converger les différentes familles allemandes, avec leurs têtes de bois et leurs querelles de clochers, ni à l’époque de Charlemagne ni à la mienne.


Le peuple allemand n’est pas non plus un simple produit de
l’idée antique et du christianisme, mais un produit de la contrainte, de l’idée antique et du christianisme. Ce n’est que par la contrainte que le peuple allemand s’est fait unifier pour la première fois à l’époque impériale comme un reflet de la formation des anciens États romains et sur le sol d’une chrétienté représentée par une Église universelle. Un homme comme Charlemagne ne s’est pas tant laissé conduire par des ambitions politiques que par l’élan, procédant de l’idée antique, vers un développement culturel, vers des créations culturelles. Mais on ne peut en venir à un sommet de développement culturel, comme le montre l’Antiquité, c’est ainsi, que par une concentration rigoureuse tendant à une organisation étatique. Car le travail culturel est un travail commun, et le travail
commun requiert l’organisation. “

(fin de citation des Propos)

La masse des données collectées par l’historien belge mérite, à mon avis, d’être ordonnée de la façon suivante : Himmler et Rosenberg, tenants du slogan “Charlemagne, bourreau des Saxons” ont le droit de s’exprimer, et de structurer leurs domaines respectifs selon cette orientation. Ils jouent un rôle fondamental pour donner aux Allemands une conscience “raciale”, et pour cela la résistance de Widukind est un mythe utile. Mais cette thèse reste secondaire et Hitler se réserve entièrement la dimension politique, autrement dit le remodelage de l’Europe sous une nouvelle hégémonie impériale, adaptée à la conjoncture qui prévaudra au moment des traités de paix et tenant les particularismes à distance.


François Delpla
A propos de François Delpla 34 Articles
normalien (Ulm), agrégé, docteur HDR historien du nazisme et de sa guerre depuis 1990 biographe de Hitler persuadé que le nazisme a été très peu compris pendant un siècle et que son histoire scientifique débute à peine

11 Comments

        • Cette affaire est à étudier finement, notamment sur le plan chronologique : quel jour la Charlemagne reçoit-elle ce nom? D’autres ont-ils été envisagés ? Qui a tranché ? Où en est, ce jour-là, la libération de la France ? Et où en sont les tractations de Déat, Doriot, Brinon et consorts avec Hitler et son entourage sur l’accommodement des restes du pouvoir de Pétain dans la région de Sigmaringen ??

          • Vous avez raison. J’avais aussi entendu dire que le nom de Charlemagne n’avait jamais vraiment été avalisé par Hitler, mais que ce nom n’était revendiqué que par les Français qui la composaient. J’ai aussi lu que la division n’avait jamais vraiment existe autre part que sur le papier… BREF ! J’ai bien un livre dessus, mais c’est celui de Jean Mabire qui romance plus qu’autre chose. Mais voilà peut-
            être une bonne excuse pour finalement le lire.

      • Bonjour et bienvenue, Alain Brose

        souhaitons que beaucoup de spécialistes dont nous commenterons les articles viennent nous éclairer et débattre en personne !

        Ici, il conviendrait de cerner la date à laquelle Hitler prend cette décision (je ne trouve pas le renseignement dans mon édition de Leleu) pour voir s’il y a un rapport avec la libération de la France et la thèse allemande selon laquelle c’est une occupation, avec Pétain à Sigmaringen dans le rôle de De Gaulle à Londres ! Charlemagne étant alors brusquement bien utile pour étayer l’idée d’un destin commun.

        • Bonjour et merci de me souhaiter la bienvenue. En fait, Hitler a toujours beaucoup aimé l’histoire.
          “C’est en géographie et plus encore en histoire universelle, que je réussissais le mieux. C’était-là mes deux matières favorites dans lesquelles je dominais la classe” (A. HITLER, Mon Combat, 1934, p. 22-23).
          Le 15 janvier 1936 à Detmold, Hitler exprime une autre fois son amour pour l’histoire :
          “Lorsque je regarde l’histoire, j’y reconnais les enseignements (qu’elle nous donne).” (M. DOMARUS, Hitler, 1995, p. 564).
          Cela dit, ainsi que le constatent Werner Maser et Konrad Barthel ni Charlemagne ni Frédéric Barberousse ne figurent dans “Mein Kampf”.
          Or, nous devons constater deux faits indéniables : face aux très nombreuses mentions à Frédéric II de Prusse et face aux rares mentions à Barberousse, tant avant l’offensive russe qu’après celle- ci, il est difficile de concevoir que Hitler ait eu un goût pour l’histoire et la biographie de l’empereur Hohenstaufen, bien qu’il ait évoqué Charlemagne à plusieurs reprises et qu’il ait donné à une division Waffen-SS le nom de “Hohenstaufen”. En outre, ce n’est pas lui qui a donné au “Plan Barberousse” son nom, comme nous le verrons plus loin. De fait, nous n’avons pas trouvé de mention à l’un ou l’autre souverain médiéval dans les publications de ses discours et notes par E. Jäckel “Hitler. Sämtliche Aufzeichnungen 1905-1924”. Il est cependant arrivé à Hitler d’user du concept de Kaisertum et d’évoquer la politique impériale italienne. C’est notamment le cas dans un discours prononcé à Munich le 31 mai 1920 : “Das deutsche Volk, die Judenfrage und unsere Zukunft.”
          Bärbel Dusik rapporte un discours prononcé par Hitler le 26 juin 1927 dans lequel il souligne l’importance pour un Etat de respecter les grands hommes de son passé.
          “quand une classe sociale commence à avoir peur de la grandeur du passé, c’est la preuve qu’elle ne compte pas de grands hommes dans ses rangs. Cette république n’existerait pas si les grands hommes du passé n’avaient pas existé.” (B. DUSIK, Hitler, 1992, p. 400-401)
          Pour répondre à présent à votre question sur la datation exactement du choix du nom de la “Division Charlemagne”, les patronymes historiques, constate J.-L. Leleu, évoquent à la fois une idée de grandeur impériale, bien qu’ils marquent en même temps un processus de dépolitisation. A partir de l’automne 1943, les patronymes ont tendance à se dépolitiser encore plus et à évoquer des personnages historiques non royaux mais guerriers. Les qualités guerrières de ces personnages devaient être données en exemple aux troupes. Pour finir, Leleud estime qu’en général, les patronymes choisis pour les unités de recrutement étranger devaient flatter le nationalisme des partis collaborateurs locaux et conforter l’identité régionale des volontaires. Nous pensons qu’il en allait ainsi dans le cas de la Division Charlemagne. Hitler a voulu flatter les collaborateurs français en leur concédant le patronyme de l’illustre empereur. Nous ne pensons cependant pas qu’Hitler ait voulu par là donner sa réponse à la question tranchante et polémique qui avait profondément divisé les historiens au début du régime : “Karl der Große oder Charlemagne?”. Rien en effet dans la biographie et dans les choix de Hitler ne peut établir un tel lien.
          Hitler et le régime tout entier célèbrent à leur façon la signature du traité de Verdun de 843, ceci afin de marquer la naissance officielle du Nouvel Ordre européen. Hitler passe commande à la manufacture de porcelaine de Sèvre de quatre-vingt soucoupes. Ces soucoupes étaient destinées à être offertes aux officiers de la 33e division SS de grenadiers volontaires Charlemagne. Sur une face, on avait illustré la statue équestre dite de Charlemagne, sur l’autre une inscription en latin faisant d’Adolphus Hitler en 1943 l’héritier et le refondateur de l’empire de Charlemagne divisé en 843 par ses petits-fils.
          “IMPERIUM CAROLI MAGNI DIVISUM PER NEPOTES ANNO DCCCXLIII DEFENDIT ADOLPHUS HITLER UNA CUM OMNIBUS EUROPAE POPULIS ANNO MCMXLIII”.
          La Manufacture nationale de Sèvres avait reçu une commande de l’occupant allemand en 1943 pour une coupelle ou un cendrier sur lequel était représentée la statue équestre dite de Charlemagne et cette inscription au revers. Le Musée de l’Armée de Paris conserve un exemplaire de cette coupelle.
          La commande de ces deux céramiques est particulièrement intéressante. Nous voyons que l’identification d’Hitler à Charlemagne est totale. Le Führer devient l’héritier et le successeur légal de l’empereur. Hitler recrée l’empire européen des Carolingiens. En outre, la soucoupe suggère que ce Nouveau Reich carolingien voit le jour avec l’appui des peuples européens. De plus, cette refondation de l’empire carolingien a lieu à la date anniversaire de sa destruction par les petits-enfants de Charlemagne. Alors que jusque là, le Traité de Verdun de 843 passait pour être l’acte de naissance de la France et de l’Allemagne, les rivaux éternels aux yeux de nombreux auteurs allemands, l’an 1943 y passe pour être celui de la renaissance de l’Empire européen de Charlemagne. On est loin, on le voit, du rejet catégorique de l’universalisme carolingien présent dans les publications de Rosenberg et de Himmler du début du régime national-socialiste. Mais ce rejet initial, nous le rappelons, ne faisait en aucun cas l’objet d’un consensus au sein du NSDAP.

  1. Il y a aussi beaucoup à apprendre, dans cette affaire, sur la conception que Hitler avait du christianisme (et là-dessus aussi les Propos sont un complément indispensable de Mein Kampf). C’est à la fois une fausse conception de l’au-delà (pour Hitler, il existe mais il est inconnaissable), un avatar très dangereux de la religion juive via l’infâme Saint Paul, une morale dégénérée privilégiant les faibles, les ratés et les esclaves, et une très grande chose, surtout dans sa version catholique. Tout en étant le ferment de dissolution de l’empire romain, il a quand même permis la survie de l’idée impériale et sa résurrection carolingienne, prolongée dans le Saint Empire.

    Cette renaissance offre une précieuse justification historique de l’entreprise nazie d’unification de l’Europe sous une hégémonie allemande.

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