Sur le vol de Hess : la déposition de Walter Tiessler

Il est temps de reprendre notre examen (largement commencé sur ISSN-Facebook) des riches archives en ligne de l’Institut für Zeitgeschichte.

Walter Tiessler (1903-1984) fait partie des cadres méconnus du nazisme. Spécialisé dans la propagande, il a exercé des fonctions de coordination entre le ministère de Goebbels et la direction du Parti nazi.
Il est interrogé le 30 juillet 1970 par Jay W. Baird, professeur à la Miami University of Ohio et spécialiste de la propagande nazie, qui résume ainsi ses propos :

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“Hess, pense-t-il, était mû par trois préoccupations principales : la dévotion envers le Führer, la peur du bolchevisme et “le désir de chasser les Juifs des positions influentes” (“Une angoisse panique devant le bolchevisme”). Tiessler professe l’opinion, plutôt extrême, que ni Hitler, ni Goebbels, ni Hess, ne voulaient faire plus que placer les Juifs dans des camps. Aucun d’eux ne soutenait la Solution finale telle qu’elle s’est faite. Pour le prouver, Tiessler met tout le monde au défi de produire un document où la Solution finale est concrétisée en un ordre effectif de gazage des Juifs. Hitler, dit-il, n’a jamais signé un tel ordre.

Tiessler affirme que c’était la volonté de Hitler que Hess s’envole vers l’Angleterre. Pendant les mois qui précédaient, il ne remarqua rien d’étrange dans le comportement de Hess, présageant un vol imminent. Aussi bien Goebbels que Hess lui ont dit maintes fois que “Hitler était très, très consterné par le tour que prenait la guerre”. Il voulait vraiment y mettre fin. Hess et Goebbels l’ont tous deux entendu dire qu’il voulait 1) sauver la race anglo-saxonne et 2) préserver l’empire britannique. Après la bataille de France, l’Angleterre a refusé une nouvelle fois de faire la paix. On entendait Hitler dire “Si seulement les Anglais comprenaient notre position”. “Il ne se trouvera donc personne pour aller là-bas ?” Tiessler est certain que Hess croyait que Hitler voulait dire qu’il devait s’envoler pour l’Angleterre. Il pense que la stratégie de Hitler était la suivante : je ne peux dire à personne de s’envoler pour l’Angleterre afin d’entreprendre des négociations secrètes de paix. Si je le faisais, Mussolini se sentirait trahi et il y aurait d’autres complications sérieuses si la chose était découverte. D’un autre côté, si Hess part de sa propre initiative et sous sa responsabilité, et réussit à ramener la paix, ce sera tout bénéfice pour le Führer et le Parti. Sil échouait, il aurait à en subir les conséquences.”

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Voilà qui introduit une troisième thèse que je numéroterai 2, intermédiaire entre “Hitler donne la mission” (thèse 1) et “Hess agit seul” (thèse 3, celle de Servent, Kersaudy, Kershaw et bien d ‘autres).

Cela m’évoque une anecdote racontée par Raymond Aubrac. Gouvernant à la fin de 1944 depuis la préfecture de Marseille, au nom du GPRF dirigé par de Gaulle, tous les départements libérés de la côte méditerranéenne, le jeune commissaire de la République dit au Général, lors d’un saut à Paris pour prendre ses instructions, qu’il peut annexer la principauté de Monaco, où le pouvoir du prince est fortement contesté. Réponse : il aurait fallu le faire avant de m’en parler ! Car maintenant je ne peux pas vous y autoriser.

La raison est évidente : cette annexion se produirait juste après une rencontre, non dissimulée ni dissimulable, entre le commissaire et son chef du gouvernement. Lequel mène une guerre en concertation avec de puissant alliés. L’annexion d’un pays indépendant, même minuscule, demanderait pour le moins une concertation préalable avec eux.

Oui mais… le Troisième Reich, dictature personnelle usant à profusion du secret et du mensonge, ne fonctionne pas comme cela ! La thèse 2 n’est nullement contradictoire avec la thèse 1. Hess peut

  • agir apparemment en prenant au mot et pour lui-même des souhaits exprimés par Hitler
  • régler en fait tout cela minutieusement avec lui ! Car les médias allemands ne mentionnent les déplacements et les rencontres des dirigeants du pays que de façon intéressée et intermittente.

Et dès lors, il n’y a aucune raison que cela se passe autrement.

Reste une question : pourquoi, quelque trente ans plus tard, Tiessler s’accroche-t-il à cette invraisemblable fiction ? Et une réponse lisible dans tout son positionnement au cours de cette interview : le souci de blanchir au maximum son propre rôle. Non, il n’a pas servi en automate une dictature d’une agressivité, d’une brutalité et d’une sournoiserie inouïes. Celle-ci était vraiment à la recherche de la paix, simplement elle ne s’est pas très bien débrouillée…

François Delpla
A propos de François Delpla 34 Articles
normalien (Ulm), agrégé, docteur HDR historien du nazisme et de sa guerre depuis 1990 biographe de Hitler persuadé que le nazisme a été très peu compris pendant un siècle et que son histoire scientifique débute à peine

3 Comments

  1. Si Tiessler est capable de nier l’implication de Hitler dans la Shoah, il est bien capable de nier son implication dans le vol de Hess !
    S’il attend un ordre écrit signé de Hitler pour ses deux faits-là, il se trompe complètement sur le personnage. De même on attendra longtemps un ordre signé Hitler pour l’incendie du Reichstag, la nuit des Longs couteaux ou la Nuit de Cristal, et pourtant Hitler est bien derrière tout ça.

  2. Il existe une QUATRIEME HYPOTHESE, que rien ne permet d’écarter totalement – notamment, dans l’attente d’une déclassification totale des archives britanniques, longtemps promise et toujours différée ou incomplète – mais qui permettrait d’expliquer à peu près tout ce qui peut encore sembler étrange dans cette affaire jusqu’à ce jour.
    En l’espèce, il s’agit d’un scénario selon lequel Hitler aurait été mené en bateau pendant des mois par les services secrets britanniques, lesquels lui auraient fait accroire l’existence d’un important “parti de la paix” prêt à entamer des négociations avec l’Allemagne nazie, par exemple dans l’espoir d’écarter définitivement toute menace d’invasion allemande des îles britanniques.
    Selon certaines informations diffusées aux Etats-Unis dès 1943 (*), le premier choix des Nazis se serait d’abord porté sur Wilhelm Bohle, le Gauleiter placé à la tête de l’organisation du NSDAP pour l’étranger (Auslandsorganisation der NSDAP).
    Mais, en l’absence de réaction des Britanniques à la perspective de l’envoi de Bohle comme émissaire, Hitler aurait alors désigné un Nazi de bien plus haut rang en la personne de Hess, le “numéro 3” du régime, de façon à rendre en quelque sorte la pareille aux Britanniques qui n’avaient pas hésité à déléguer leur Premier ministre, Neville Chamberlain, pour entamer les négociations qui avaient débouché sur les accords dits de Munich en 1938.
    Selon cette version, non seulement Hitler aurait été parfaitement informé du départ de Hess et de tous les préparatifs mais, de leur côté, certains Britanniques l’attendaient à la date convenue (10 mai 1941) et à un endroit précis, conformément à ce que les parties avaient négocié au préalable.

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    (*) Cf. Article intitulé “The Inside Story of the Hess Flight”, publié dans le magazine “The American Mercury” en mai 1943, dont le texte est reproduit dans “The Journal of Historical Review”, Automne 1982 (Vol. 3, No. 3), page 291.
    L’auteur de l’article demeure inconnu, mais Allan A. Michie, le correspondant londonien du Reader’s Digest (qui avait publié à l’époque un résumé de l’article du Mercury) le tenait pour un journaliste sérieux et fort bien informé.

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