79ème anniversaire du vol de Rudolf Hess : quelques mises au point

Aujourd’hui, dimanche 10 mai 2020, nous voici au 79ème anniversaire du vol de Rudolf Hess vers l’Ecosse, l’occasion de faire le point sur l’historiographie sur le sujet et de répondre à ces questions : Hess était-il fou et Hitler était-il au courant ? Pour répondre on peut plonger sur l’autorité la plus reconnue : l’historien Ian Kershaw, auteur de la biographie de Hitler la plus autorisée.

Or, la lecture du livre de Ian Kershaw (1) nous révèle qu’il est fortement influencé sur ces points par les livres de David Irving (2). Or, ce même David Irving, auteur condamné pour négationnisme, se révèle lui-même fortement influencé par la propagande hitlérienne.
En effet, on y retrouve les deux axes principaux développés dès le 12 mai 41 par Hitler :

1) Hess est fou
2) il est parti à l’insu du Führer

Or, une relecture des témoignages de d’époque ne peut que conclure que 1) Hitler savait et 2) Hess n’était pas fou. Ici nous présenterons le témoignage de la secrétaire de Hess (Hildegarth Fath) ainsi qu’un extrait de la presse anglaise du 13 mai 41.

“Hitler savait tout sur le voyage de Hess”

Le 15 janvier 1946, Hildegard Fath fait la une des journaux anglo-saxons. Ancienne secrétaire de Hess de 1933 à 1941, elle est aux premières loges pendant la préparation du vol de son patron pour l’Ecosse le 10 mai 1941. Ainsi, c’est elle qui est chargé, dès septembre 40, de taper la lettre que Hess destine à Hitler pour justifier son geste.

En une du quotidien australien Tribune :
https://trove.nla.gov.au/newspaper/article/206681014?

“Hitler knew all about Hess trip (…) “She said that she had handled the correspondance between Hess and Hitler on arrangements for Hess’s flight to England”

“Hitler savait tout au sujet du voyage de Hess (…)
Elle [Hildegard Fath] a affirmé qu’elle avait eu entre les mains la correspondance entre Hess et Hitler au sujet des préparatifs du vol de Hess vers l’Angleterre”.

Mais, de quelle correspondance s’agit-il ? Evidemment, les connaisseurs ne peuvent penser qu’à la fameuse lettre laissée par Hess et adressée à Hitler censée expliquer les raisons de son départ vers l’Angleterre. Hildegard Fath est en effet la secrétaire qui a tapé ladite lettre en septembre 40 sous la dictée de Rudolf Hess. C’est d’ailleurs grâce à elle que l’on connaît le contenu de ladite lettre. La femme de Hess, Ilse, se souviendra des derniers mots de ladite lettre également, elle qui en possédait une copie qu’elle garda jusqu’au dernier jour de la guerre, la conservant dans un coffre, mais la brûlant de peur que les Français ne la lui prennent. Ce sont en effet des Français qui délivrèrent les premiers la ville où elle se trouvait. L’autre exemplaire, conservé sans doute parmi les papiers de Hitler a dû être brûlé en même temps que beaucoup des archives personnelles du Führer au moment de son suicide.

“Les autorités britanniques démentent la version allemande d’un Hess fou.

Le matin du mardi 13 mai 41 la presse anglaise répercute la version officielle du gouvernement anglais au sujet de la santé mentale de Hess. On peut lire par exemple dans un journal australien, le Geraldton Guardian and Express :

“The British authorities deny the german story that Hess is insane”

“Les autorités britanniques démentent la version allemande d’un Hess fou. Ils disent que toutes les circonstances indiquent un esprit sain, ce qui est de plus confirmé par les conversations qu’il a eu avec les responsables des autorités à Glasgow”

La veille, le lundi 12 mai, la radio allemande avait annoncé à 22h que Hess était “fou” et qu’il avait “disparu”. Les Anglais étaient ravis de pouvoir contredire le Führer : Hess n’avait pas “disparu”, il était en Angeleterre, et il n’était pas “fou” non plus mais parfaitement sain d’esprit (autant qu’un nazi peut l’être!).

Les témoignages de l’époque nous invitent donc à remettre en question la version de l’historiographie anglo-saxonne post-45. Il est triste de voir Ian Kershaw, un historien académique, se voir influencé de la sorte par David Irving, un historien amateur et condamné pour négationnisme. Ce qui est encore plus étonnant, c’est de voir que Kershaw est unanimement encensé par la critique depuis 30 ans… sans pour autant que ce dernier ne revienne sur ses considérations influencées par David Irving !

Espérons que d’ici le 80ème anniversaire du vol de Hess, les historiographes officiels anglosaxons aient effectué un travail de critique non seulement sur Irving mais aussi sur ceux qu’il a influencé comme Ian Kershaw.

(1) Hitler, 1999.
(2) Hitler’s war 1977, Hess the Missing Years 1988.

crédit photo © Alamy/IBL samt Ullstein/IBL

Mise à jour du 11/05/20 =

Suite au commentaire de François, et après relecture de Kershaw et Irving, je tiens à corriger ma présentation. Je dis que Kershaw suit trop Bodenschatz, mais, en réalité, c’est surtout Irving qui repompe Bodenshatz (tout heureux qu’il devait être de l’avoir interviewé à plusieurs reprises entre 1966 et 1971). Kershaw, quant à lui, est beaucoup plus fin, mais n’est pas beaucoup plus exact à mon avis. Il cite à peu près tous les témoignages, mais privilégie celui d’Engel (adjudant de la Heer auprès d’Hitler) au détriment de celui Linge. Et cela m’apparaît très curieux.

N’ayant pu jusqu’à présent me procurer le livre d’Engel (3), je ne me prononcerais pas à son sujet, mais je relèverai simplement que ce dernier (cité par Kershaw) prétend avoir été en pleine discussion avec Hitler au moment où Linge et Pintsch apportaient la mauvaise nouvelle. En réalité, là, il a la même prétention que Bodenschatz (adjudant de Göring auprès de Hitler) qui prétend à son tour qu’il était en train de discuter avec le Führer quand Linge et Pintsch les ont interrompu et ont apporté la lettre. Le problème évidemment, c’est que Pintsch et Linge affirment en coeur que Hitler était SEUL. Et donc on ne peut accorder crédit sur cette base aux fanfaronnades de Bodenschatz et Engel.

Donc, déjà sur ce point, la démarche de Kershaw semble étrange. Mais, alors qu’il s’abstient de critiquer Engel, il ne se gêne pas pour discréditer Linge (!) au titre que celui-là aurait “changé de version” entre 1955 (4) et 1981 (5)… Mais, Linge a-t-il réellement changer de version entre 1955 et 1981 ? En réalité, Linge ne change pas de version, mais précise des choses en 1981, et sans doute un long mûrissement affine et affûte son témoignage. La seule différence mise en avant par Kershaw est que Hitler dans la version de 1981 est bien rasé et que Linge en conclut qu’il était déjà habillé quand il a frappé à la porte, alors que dans la version de 1955 il n’avait pas précisé l’état pileux et avait simplement dit qu’il avait été surpris par la rapidité de la réponse de Hitler ce qui lui suggérait déjà à l’époque que Hitler n’était pas endormi mais déjà habillé au moment où il lui a apporté la nouvelle.
Enfin, surtout, Linge ne change pas de version : pour lui Hitler était au courant de l’équipée de Hess, et c’est même lui qui en avait été l’instigateur.
C’est peut-être pour cela que Kershaw lui en veut et tente de le discréditer de manière bien maladroite ma foi.

(3) Gehrard Engel, Heeresadjutant bei Hitler 1938-1943, 1974. traduit en anglais At the Heart of the Reich: The Secret Diary of Hitler’s Army Adjutant, 2006.
(4) Karl-Heinz Linge, “Kronzeuge Linge, Der Kammerdiener des Führers”, Revue, 1955 et 1956, Münich.
(5) Karl-Heinz Linge, Bis zum Untergang. Als Chef des persönlichen Dienstes bei Hitler, 1981. traduit en anglais With Hitler to the end, 2009.


5 Comments

  1. L’examen de la relation entre Hitler et Hess pendant toutes les années 20 et 30 suffit pour estimer inconcevable que le disciple ait agi à l’insu du maître sur une question aussi centrale (et du SD qui surveillait tous les Allemands, ministres inclus), et très concevable en revanche qu’ils aient monté tous deux une comédie, en se jurant mutuellement de ne jamais révéler, si l’affaire tournait mal, qu’ils avaient préparé ensemble cette expédition.

    Je suis moins sûr que Kershaw, lorsqu’il est bon public devant ce numéro, soit influencé par Irving. Il l’est plutôt par 80 ans d’aveuglement devant l’intelligence manoeuvrière et les capacités planificatrices de Hitler -un aveuglement dans lequel il fait d’ailleurs quelques brèches : il est alors, dans son tome 1 qui paraît, en 1998, un an avant mon tome unique, le biographe de Hitler qui lui attribue le plus de qualités intellectuelles, et cela mérite d’être souligné.

  2. Le déroulé des événements est le même chez Kershaw et Irving. Et Irving est le seul auteur que cite Kershaw. Irving lui-même cite ses entretiens avec les survivants de l’ère nazie comme Bodenschatz. Irving a le chic de relever les incohérences de Speer qui de toute évidence invente les événements. Mais il n’a pas le courage de s’attaquer au témoignage de Bodenschatz, pourtant il n’est guère plus convaincant que celui de Speer.

  3. “L’examen de la relation entre Hitler et Hess pendant toutes les années 20 et 30 suffit pour estimer inconcevable que le disciple ait agi à l’insu du maître sur une question aussi centrale (et du SD qui surveillait tous les Allemands, ministres inclus)”

    Je suis bien d’accord, mais comment expliquez-vous l’aveuglement de l’historiographie sur ce sujet ?

  4. J’approuve les mises au point. Quant à la question que vous ajoutez, je crois avoir commencé à y répondre : l’historiographie ne s’est pas trompée pendant presque un siècle, très majoritairement, seulement sur le vol de Hess, mais sur Hitler, en sous-estimant à la fois son intelligence et sa folie. Comme l’avaient fait, de son temps, tous les politiques, et même ceux qui comme Churchill et de Gaulle avaient indiqué et emprunté le bon chemin pour le vaincre.

    Avec une excuse : le phénomène était sans précédent et les quelques précédents envisageables étaient trompeurs, qu’il s’agisse par exemple d’Alexandre, César ou Napoléon. Ces trois-là étaient davantage produits par une certaine nécessité historique. Ils étaient d’une façon ou d’une autre des héritiers, ils poursuivaient une construction. D’autre part, leur talent politique était greffé sur une formation militaire, elle-même matrice de leur entrée dans l’arène politique. Chez Hitler c’est plutôt l’inverse, mais surtout le mélange du militaire et du politique est inouï, et intimement lié à une psychose qui lui donne de l’assurance tout en déroutant les contemporains.

    Il était très difficile d’y voir clair à l’époque. Certes, c’est le b. a. ba du travail historique de ne pas reproduire le regard des contemporains mais il faut bien constater que c’est ce qui a eu lieu, dans presque tous les travaux entre 1945 et 1990 et, depuis, dans la plupart.

    C’est à nous autres de débrouiller l’affaire.

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