une interview récente de Christian Ingrao : DES TICS ET DES AVANCÉES

https://arte-magazine.arte.tv/article/3072

Le 30 juin 1934, Hitler élimine des dirigeants nazis de la SA. Interviewé dans le documentaire de Marie-Pierre Camus et Gérard Puechmorel, l’historien du nazisme Christian Ingrao revient ici sur cette Nuit des longs couteaux, qui permit au Führer d’asseoir son pouvoir.
 

Dans quel contexte surgit la Nuit des longs couteaux ?  
Christian Ingrao : Hitler est chancelier depuis un an et demi. Les nazis ont détruit les institutions de la République de Weimar. Pourtant, il subsiste des contre-pouvoirs qui le remettent en cause. La grogne vient à la fois des milieux économiques, de la droite conservatrice et des militaires, tous unis contre le fauteur de troubles le plus “remuant” : la SA, l’organisation paramilitaire nazie qui a participé à la conquête du pouvoir. Elle compte en effet dix fois plus de membres que l’armée et noyaute la police. Son chef, Ernst Röhm, le vieil ami du Führer, celui des premiers combats, est parfaitement intégré au leadership nazi. Mais lui et ses troupes aspirent à une “seconde révolution sociale”, qui prolongerait la fraternité des tranchées, avec l’idée de nationaliser les moyens de production, ce qui inquiète la bourgeoisie. Ils incarnent un courant idéologique du national-socialisme. Mais les alliés d’Hitler vont se liguer contre eux.

Des SS vont jusqu’à monter de toutes pièces un putsch attribué à Röhm. Pourquoi ?  
Ces jeunes intellectuels à la mise impeccable, qui forment l’armature des institutions de direction des services de renseignement de la SS, voient les SA comme des sortes de hooligans au crâne rasé, armes au poing, incapables de se tenir. Autrement dit, les SA leur apparaissent comme des facteurs de désordre qui desservent la cause et rendent inefficace la révolution nationale-socialiste.

Hitler finit donc par se résoudre à sacrifier les SA…  
Pas seulement ! D’un côté, c’est une purge, avec l’élimination de Röhm et de l’état-major de la SA. De l’autre, Hitler ordonne des meurtres ciblés visant des figures de la droite nationaliste, l’entourage du vice-chancelier conservateur von Papen, le chef de l’Action catholique, le militaire von Schleicher, son prédécesseur au poste de chancelier. Il envoie un message d’intimidation.

Le documentaire évoque cette scène irréelle : Hitler, pistolet à la main, menant lui-même l’assaut contre Röhm et les dirigeants SA. Pourquoi fait-il cela ?
Cette action se rattache pour moi à la fois à la métaphore inconsciente de la chasse et à celle de la guerre. À la chasse, vous gardez en tête l’idée que la bête a une chance et que le chasseur est en danger. Ici, c’est pareil. En menant l’attaque personnellement, Hitler montre donc son courage physique. Et comme à la guerre, le chef est aux premières loges pour partir à l’assaut de la tranchée. Hitler travaille ainsi son image de chef de guerre. Il construit son charisme.

En quoi cette opération criminelle d’État est-elle un tournant ?  
Désormais, il n’est plus question de révolution sociale. Le message est clair : aucun poste ne met à l’abri d’une balle. Balloté par les événements, soumis à des pressions contradictoires, Hitler utilise une palette d’outils – arrestations, assassinats, intimidations, propagande – pour régler une série de problèmes d’une traite. Mais juste après le bâton viendra la carotte. Après avoir intimidé l’armée et le patronat, il lance les politiques de réarmement qui vont les contenter.

La forme de la violence va également changer.  
Oui. Le 30 juin 1934 marque un point de transition. Avant, les SA avaient mis en place une myriade de “microcamps” de concentration, installés dans des caves de bistrots. Ils y torturaient et massacraient leurs opposants. La violence était partout, visible, démonstrative. Après la Nuit des longs couteaux, les SS vont remplacer ces petits camps par de plus grands suivant un modèle identique – celui de Dachau – et supervisés par une administration centrale. On passe d’une violence diffusée topographiquement et dans le corps social à une violence concentrée spatialement et invisible.

Propos recueillis par Raphaël Badache

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COMMENTAIRE (François Delpla)

On voit ici un Hitler qui domine son sujet. Par exemple, il a soin d’accompagner la liquidation d’un certain nombre de cadres SA par des massacres ciblés dans de nombreux autres milieux afin que chacun sache qu’ “aucun poste ne met à l’abri d’une balle”.

Mais alors, pourquoi dire qu’il est soumis à des pressions ou laisser l’interviewer dire que “des SS” inventent le complot de Röhm ?

Par ailleurs, l’idée qu’après la nuit des Longs couteaux les SA se voient retirer la maîtrise de leurs “nombreux petits camps” au profit des SS qui préfèrent en installer de grands est une entorse grossière à la chronologie : cette mutation a eu lieu un an et demi plus tôt et Dachau est ouvert (si l’on peut dire !) le 20 mars 1933. Décidément, le biais anthropologique, loin d’être au service de l’histoire, en est l’ennemi, si on ne le domestique pas soigneusement. https://arte-magazine.arte.tv/article/3072p

François Delpla
A propos de François Delpla 34 Articles
normalien (Ulm), agrégé, docteur HDR historien du nazisme et de sa guerre depuis 1990 biographe de Hitler persuadé que le nazisme a été très peu compris pendant un siècle et que son histoire scientifique débute à peine

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